[EDITO] Développer le territoire : une question d’échelle

C’est une technique de manipulation de l’information des plus classiques. Le cadrage menteur d’une image, d’une photographie : focaliser sur un détail, occulter le contexte qui permettrait de l’expliquer, fabriquer un scandale sensationnel pour égarer les âmes sensibles. En ces temps de guerre, de telles manipulations font partie intégrante du conflit, nous rappelant à nos fragilités face à l’information.

Mais la technique marche aussi « en temps de paix », loin des champs de bataille, jusque sur nos territoires. Certains en usent à dessein pour servir leurs intérêts et leurs causes – c’est « de bonne guerre ». Mais l’incapacité à embrasser les problématiques contemporaines à l’échelle de leurs tenants et aboutissants conduit trop souvent à des mécanismes de décisions et d’actions absurdes. Aux niveaux économique et territorial notamment, ce n’est que trop rarement à l’échelle des systèmes, des interactions, des cohérences d’ensemble que les enjeux sont analysés et les décisions prises, or c’est bien à ce niveau qu’un intérêt collectif peut se dévoiler. À l’inverse, la reductio à des enjeux toujours plus ponctuels, à des intérêts toujours plus catégoriels, sert la fameuse tactique du diviser pour mieux régner… qui in fine ne peut servir qu’un pouvoir conservateur-destructeur. Comme si l’on avait atomisé la société et contraint chaque entité, chaque individu, à défendre son pré-carré, sa parcelle, son domaine ou son expertise contre tous les autres. Il urge pourtant de retrouver un authentique sens commun, et pour cela de changer d’échelle.

Les dangers de la loupe médiatique

Il y a quelques semaines l’ingénieur Amélie Castro (Centre National de la Propriété Forestière Nouvelle Aquitaine), publiait une tribune intitulée « Biodiversité et coupes rases en forêt : élevons le débat », qui ne manquera pas d’intéresser ceux de nos lecteurs qui suivent nos travaux sur la filière forêt-bois. Tout est dans le titre : élever le débat permet en effet de rationaliser l’effroi provoqué par les images sensationnalistes de certains influenceurs pour mieux s’apercevoir que les coupes rases, si impressionnantes soient-elles, sont non seulement opportunes voire nécessaires dans certains cas, mais surtout extrêmement marginales rapportées à l’ensemble des forêts françaises.

Il n’en demeure pas moins que les cadrages sensationnalistes de quelques youtubeurs et autres professionnels de l’agitation-propagande portent dans le débat, infusent dans les consciences et orientent progressivement l’opinion et les décideurs vers une attitude méfiante sinon défiante envers toute une filière, tout un pan pourtant structurant de notre économie.

Pendant des années, l’auteur de ces lignes a observé les ravages de ces mécanismes d’influence dans différents domaines non moins stratégiques pour notre pays comme ceux de la construction et du logement. Les acteurs concernés commencent à peine à s’élever contre les blocages qu’ils rencontrent, or cela fait plusieurs années qu’un mouvement de fond s’attache à saper leurs appuis sans susciter de riposte. Et l’étude de la réaction encore dominante – mais pas unanime, fort heureusement – des promoteurs, constructeurs et porteurs de projets divers, tous victimes de ces hostilités, est un véritable anti-manuel. Attaqués, à tort ou à raison, sur le terrain de la légitimité de leurs projets, généralement sur des motifs d’intérêt général (défense de l’environnement, justice sociale…), ceux-ci sont trop souvent incapables de faire valoir autre chose que leurs intérêts personnels ou catégoriels, alors même que nombre de ces projets servent la société :

Anti-manuel de la victime de cadrages manipulatoires et d'influences hostiles, élaboré d'après d'innombrables études de cas dans le domaine de l'aménagement du territoire (attention : ce guide comporte de l'ironie)

1) Analyse de la situation initiale : Commencer par nier en bloc la portée et l'efficacité des communications agressives de quelques "excités" (dixit), si possible en agrémentant le propos de quelques formules méprisantes pour tout ce que la France compte de militants et de citoyens engagés pour une cause ou une autre.
2) Lorsque les premiers effets d'influence hostiles se font sentir (élus réticents, bruits qui courent, articles de presse assassins...) : Pas d'couilles, pas d'embrouilles. On risquerait de perdre la face si toutefois l'on revenait sur l'analyse de la situation initiale ! On préfère donc trouver toutes les excuses possibles derrière lesquelles se retrancher pour ne surtout pas réagir. La loi : le projet est conforme à la réglementation, donc il est légitime (comme si légalité et légitimité étaient synonymes...). La "vérité" : ils mentent ou ils manipulent les informations, alors ils ne peuvent pas gagner (on découvre ainsi que des gens parfois très cyniques peuvent aussi être parfaitement naïfs). La presse : elle n'a qu'à faire son travail ! Etc. Surtout, ne pas bouger, et ne pas rechercher à faire valoir les bénéfices du projet pour la société tout entière : on est pas là pour ça. 
3) A la longue, après plusieurs projets abandonnés faute de défense, tant d'autres qui ont pris des retards considérables et coûteux, y compris pour le contribuable qui paye le prix de l'engorgement indu des tribunaux administratifs et autres instances utiles au fonctionnement du pays : Se venger par de grandes diatribes expliquant que "les gens" (désignation de l'ennemi qui hérite en droite ligne de la doctrine vue en 2), Pas d'couilles pas d'embrouilles) sont méchants et "schizophrènes" (ils veulent des logements mais pas qu'on construise, etc.). Prendre un air grave pour citer De Gaulle en soufflant "les Français sont des veaux" permet aussi de s'en sortir avec l'air de celui qui connaît des phrases et qui, malgré tout, est attaché aux grandes figures fédératrices.
4) La boucle est bouclée : Félicitations, vous êtes tombé dans le panneau ! Attaqué de façon plus ou moins honnête sur les fondements d'un projet que vous auriez dû pouvoir assumer face à la société et en tant qu'acteur de cette société, vous n'avez pas voulu élever le débat, seule attitude valable face à des attaquants ayant préempté le terrain d'un prétendu intérêt collectif. Dans certains cas, ils avaient raison et tant mieux s'ils ont gagné ce rapport de force. Mais dans d'autres, ils avaient tort et alors nous payons tous, collectivement, le prix de vos renoncements. 

Cette attitude s’apparente à de la désertion, et c’est bien pourquoi elle est révoltante. C’est comme si ces acteurs privés, qui se sont eux-mêmes chargés des responsabilités économiques structurantes pour notre société comme celles de construire des logements, des infrastructures ou encore de fabriquer des produits d’importance vitale, niaient leur rôle public. L’État, qu’ils sont pourtant si prompts à dénoncer, aurait quant à lui le monopole de « l’intérêt général », du sociétal, du commun, à charge pour lui de se débrouiller avec ces machins encombrants… Comme si les entreprises ne pouvaient quant à elles défendre que des intérêts particuliers étriqués, voire légèrement honteux, en tout cas insusceptibles de trouver leur place dans l’équation d’un intérêt collectif et partagé, sinon, à la rigueur, par le simple respect de la légalité. Mais légalité et légitimité ne sont plus, et n’ont peut-être jamais été des synonymes. Telle est la règle du jeu informationnel contemporain : il n’y a plus société d’autorité mais démocratie d’influence, d’après les très judicieux mots de François-Bernard Huyghe et Ludovic François (Contre-pouvoirs, Ellipses, 2009).

La bonne échelle révèle les solutions

En juillet dernier, Le Monde titrait : Dispositif « zéro artificialisation nette » : « On les mettra où, les usines, demain ? ». Bonne question, car les injonctions peuvent sembler contradictoires. Si l’on considérait le pays dans sa globalité et que l’on se disposait à agir à cette échelle (ce qui serait du ressort d’un État qui semble pour l’instant y avoir renoncé pour ne favoriser que la mise en concurrence « des territoires » entre eux), on pourrait pourtant trouver des compromis intéressants.

Ce petit exercice que quelques uns de nos lecteurs connaissent certainement déjà démontre pleinement l’intérêt qu’il y a à changer d’échelle pour solutionner des problématiques a priori insolubles :

Comment relier chacun de ces 9 points avec 4 lignes seulement ?

De fait, quand on a le nez dessus, l’exercice ne paraît pas simple, voire impossible. Pourtant une solution existe :

Il suffit de prendre un peu de recul, de regarder la figure de plus haut pour s’apercevoir qu’en traçant de grandes lignes sortant du cadre suggéré par le carré de points, on peut tous les rallier. Cette énigme est souvent prise en exemple pour illustrer l’idée de « penser hors de la boîte » (thinking outside the box) – letimotiv des hackers. En l’occurence, nous suggérons que la réflexion à l’échelle étriquée (de la parcelle de terrain, des seuls intérêts particuliers…) est inappropriée, trop focalisée, pour organiser l’espace de façon à concilier toutes nos aspirations collectives. Ne faudrait-il pas « hacker » nos processus de développement du territoire, « sortir de la boîte » pour passer du petit combat tactique entre intérêts particuliers à la grande stratégie au service d’intérêts collectifs ?

On le voit déjà : alors que les ambitions de réindustrialisation semblent aujourd’hui faire largement consensus, des projets d’implantation sont attaqués par certains groupuscules au motif de défendre l’environnement, sur la base d’arguments très contextuels. Deux choses manquent : une vision partagée des industries dont nous voulons, acceptant à la fois les bénéfices et les externalités négatives que cela implique ; une appréhension stratégique du territoire permettant de déterminer réellement où il est possible de réaliser ces implantations de façon à ménager au mieux nos intérêts sociaux, économiques et environnementaux.

Car on ne défend pas l’écureuil roux en bloquant un projet de construction sur un hectare à demi artificialisé en pleine ville. On le défend bien davantage en favorisant les continuités écologiques, en préservant et en prolongeant les trames naturelles, en pensant les choses à l’échelle des écosystèmes, en envisageant leurs interactions, en retrouvant la notion des distances et des mesures, en appréhendant les choses dans leur globalité

C’est en fait une affaire de discernement, de pragmatisme et, comme toujours, de réalisme. On ne doit d’abord pas oublier que contrairement à ce que l’utopisme revendiqué de certains courants idéologiques suggère, tout est toujours affaire de compromis : la moindre décision, la moindre action, même la plus positive, la plus constructive et la plus bénéfique implique aussi des contreparties, des risques, des pertes, des renoncements.

Mortifère est cette névrose sécuritaire qui conduit littéralement à la peur de tout, ressort essentiel de toutes les offensives visant à bloquer un projet ou une activité. Un marqueur de notre société qui procède lui aussi de la même logique stérile qui polarise sur l’absolu alors qu’il faudrait penser sur le mode relatif – ce qui implique encore une fois de prendre du recul. Par exemple, un accident nucléaire est gravissime : la chose est entendue. Mais ce risque, qui doit être géré au mieux mais ne sera jamais totalement exclu, ne vaut-il pas d’être couru si la contrepartie en est notre sécurité et notre pérennité ? Ce n’est qu’ainsi que la question peut se poser. Envisager les choses à la grande échelle des réalités stratégiques ou territoriales permet bien souvent de relativiser des risques ou des atteintes qui ne passent pour des drames que si l’on se focalise dessus. Or ces focus menteurs sont doublement coupables : en plus de faire échouer des projets qui pourraient s’avérer utiles, ils échouent eux-mêmes à appréhender et défendre leur cause au bon niveau.

Mais appréhender les choses dans leur globalité pour atteindre l’échelle de décision et d’action à laquelle nos aspirations collectives pourraient enfin se réaliser et se concilier implique de retrouver la connaissance et la compréhension de nos territoires, de leurs histoires, de leurs ressources. Or c’est une autre lacune à combler, nous en reparlerons.

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