La renaissance industrielle est-elle compromise par la crise énergétique en cours ? Inédite, cette dernière plonge à nouveau les décideurs dans l’incertitude. Pour tenter de dissiper ce brouillard, Olivier Lluansi, associé Strategy& au sein du groupe PwC et co-auteur avec Anaïs Voy-Gillis de Vers la renaissance industrielle (Éditions Marie B., 2020), ainsi que Vincent Capra, scénariste et consultant en communication, ont élaboré des scénarios prospectifs concernant l’avenir de l’industrie française. Une mise en perspective éclairante qui mobilise une technique encore trop peu utilisée dans le monde économique, et sur laquelle nous revenons également au cœur de l’entretien.
Mise à jour (27 octobre 2022) : réalisé en septembre 2022, les hypothèses et perspectives dégagées lors de cet entretien pour une gestion efficace de la crise ont progressivement été balayées par la puissance publique. Notre interlocuteur en appel désormais à la « Résistance industrielle » (cf. infra).
Diatopes : La crise énergétique actuelle paraît inédite au regard de l’histoire récente, et elle semble venir contrarier les ambitions de réindustrialisation que nous connaissions depuis quelques années. Que peut-on dire de son intensité ?
Olivier Lluansi : Il faut d’abord replacer le contexte : le phénomène de désindustrialisation a cessé il y a environ dix ans, date à partir de laquelle nous avons connu une relative stabilité. A partir de 2018-2019 la part de l’industrie dans notre économie a recommencé à augmenter légèrement, quoique de façon très modérée.
La crise du Covid a été plutôt bien digérée grâce aux leçons apprises des crises précédentes, notamment celle de 2008. Le soutien financier de l’État a permis aux employés de rester dans les entreprises, et donc de préserver globalement le tissu industriel malgré une légère baisse de l’activité.
La crise énergétique actuelle apparaît plus aigüe en ce qu’elle touche structurellement à des coûts de fonctionnement de certaines entreprises que l’État ne peut pas couvrir. Pendant le Covid, l’État a couvert les salaires, permettant à certaines entreprises de survivre : là, les montants à couvrir seraient hors de portée de la solidarité nationale même si le gouvernement souhaitait compenser la perte de compétitivité par l’injection d’argent public – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Si la situation perdure au niveau actuel (électricité à un coût moyen 6 à 7 fois plus élevé que les années précédentes), elle va remettre en cause les résultats de nombre d’entreprises industrielles d’ici à la fin de l’année. Elle va surtout poser la question de la continuité de l’activité, de manière temporaire ou définitive, pour beaucoup d’entre elles. C’est donc une crise profonde qui menace tout le travail fait en faveur de la réindustrialisation et dont les conséquences sur notre tissu industriel pourraient être structurantes, discriminant en premier lieu les entreprises dont la survie dépend d’une énergie à bas coût. Selon les décisions qui seront prises dans les semaines à venir, c’est entre 5 mois et 5 ans que nous perdrons.
A-t-on une visibilité sur la temporalité de cette crise ?
Pour ce qui relève du temps de crise en lui-même, il faut distinguer deux échéances. Concernant l’électricité, EDF annonce pouvoir reconnecter au réseau les réacteurs nucléaires aujourd’hui à l’arrêt sous 6 mois – disons donc, par précaution, que sous 10 à 12 mois la situation pourrait revenir à la normale concernant cette énergie. Quand cela sera fait, la France exportera à nouveau de l’électricité et retrouvera sa compétitivité. Elle pourrait même, dans le meilleur des cas, tirer avantage de la situation. En revanche, concernant le gaz, il faudra compter 2 à 4 ans, soit le délai accéléré pour la construction des infrastructures de substitution aux circuits empruntés avant crise.
Toutefois, les fondamentaux de ce que nous avons appelé la renaissance industrielle ne sont pas remis en cause par la crise. C’est peut-être même le contraire. L’idée d’une industrie rapprochée du marché final, les considérations environnementales notamment de circularité-matière et de décarbonation ne disparaîtront pas, de même que les aspirations à la souveraineté, de sécurité des approvisionnements, etc. Ces tendances sont structurelles et ne céderont pas face à la crise. Simplement, le point de départ après crise de cette reconquête industrielle pourrait se trouver moins haut que celui des années 2018-2019 selon les pertes infligées à l’outil productif, principalement chez les énergo-intensifs (industries nécessitant des quantités d’énergie très importantes, NDLR).
Scénarios prospectifs : une méthode à valoriser auprès des décideurs économiques La crise se caractérise par l'incertitude. Souvent, son apparition stupéfie, sidère. Comme une démarche de premier secours pour retrouver des repères et réapprendre à penser le futur face au choc, nos intervenants ont eu l'idée de recourir au cadre de référence des techniques scénaristiques. Vincent Capra, scénariste et consultant auprès de dirigeants d'entreprises, nous détaille cette démarche encore trop peu répandue auprès des chefs d'entreprises. Diatopes : En quoi les techniques scénaristiques sont-elles utiles en situation de crise ? Vincent Capra : L'incertitude est un matériau que le scénariste travaille quotidiennement. Lorsqu'on imagine la trajectoire d'un personnage, toutes les options sont ouvertes. Le scénariste est donc habitué à gérer et à composer avec cette incertitude, à envisager tous les possibles, nourri de la somme des récits qu'il a pu concevoir lui-même, lire, écouter ou voir. Les techniques employées nous mènent à nous poser une série de questions qui forment une trame commune à tous les récits, quel qu'en soit le genre, et qui relèvent globalement des structures mythologiques. Le moteur de cette démarche, c'est le fameux "et si... ?". Le scénariste doit aussi garder à l'esprit que chaque action, chaque décision de son personnage va provoquer des forces antagonistes. Trop souvent, les dirigeants n'ont que leur propre vision et peinent à en envisager d'autres. Ils peinent aussi à penser les forces antagonistes que leurs actions pourraient provoquer : par exemple, lorsque les décideurs européens ont décidé de soutenir l'Ukraine, ils n'avaient peut-être pas en tête la possibilité d'une rupture des approvisionnements de gaz russe. Vous nourrissez votre approche d'éléments de psychologie cognitive et sociale notamment. En quoi ces éléments aident-ils à imaginer le comportement des acteurs et en quoi cela peut-il les aider dans leur réalité ? On garde toujours en tête cette constante qui veut qu'après une "fracture narrative", par exemple une situation critique, l'histoire poursuit son cours et les personnages leurs trajectoires, mais selon une disposition psychologique différente. On ne repart jamais tout à fait comme avant. Il ne faut donc pas perdre de vue que les impacts psychologiques de la crise en cours auront une incidence certaine sur les capacités collectives de reprise après-crise. Aussi, dans un bon scénario, on juge les intervenants à leurs choix sous pression. D'où l'intérêt, aussi, de se confronter aux scénarios les moins favorables.
Venons-en donc aux scénarios que vous avez élaborés concernant l’industrie. Quels sont-ils ?
Olivier Lluansi : Nous avons publié début septembre les cinq propositions suivantes, dont nous nous sommes toutefois refusés à évaluer les probabilités. Ces scénarios restent globalement d’actualité, à l’exception peut-être de la première hypothèse dont l’actualité récente semble nous éloigner.
- « Peace ». Des négociations secrètes de paix expliquent les tensions accrues et les annonces de la Commission. Elles aboutissent rapidement, les prix de l’énergie retrouvent leur niveau antérieur… On continue sur le chemin d’une Renaissance Industrielle.
- « Still Summer ». Le « bouclier » n’évite que des prix de l’énergie déraisonnables pour les ménages. Un guichet d’aides soutient les entreprises les plus touchées. Notre économie passe la crise avec une dette publique qui s’accroit significativement… Mais fondamentalement notre modèle économique poursuit de sa trajectoire
- « Crisis Management ». La Commission « découple* » le marché européen de l’énergie. Bloquer le prix de livraison du gaz russe est une possibilité, mais pas la seule : pensons aussi à la solution ibérique, plus radicalement à la « nationalisation temporaire », etc. C’est un symbole politique. Elle peut ouvrir un débat de fond sur un modèle « alternatif » des marchés de l’énergie… débat majeur, peut-être salutaire ? Notre industrie est affectée, mais elle survit.
- « Made In High Cost ». Les mesures sur l’énergie ne suffisent pas ou sont insuffisamment calibrées (y compris le découplage), les difficultés d’approvisionnements persistent, l’industrie européenne s’adapte… elle concentre sa production sur le haut de gamme pour mieux absorber les surcoûts (comme l’automobile au premier semestre 2022). L’Europe reste un marché riche mais devient ouvert pour les « produits de base ». PVC, ammoniaque, aluminium, acier… toutes ces productions énergo-intensives sont déjà partiellement stoppées, des importations prennent leur place. La logique remonte la chaîne de valeur, ne résistent que des productions « de niche » ou sur des filières à relativement haute valeur ajoutée. L’arrivée des véhicules électriques chinois à 20k€ est un signe annonciateur.
- Il existe aussi un scénario catastrophe, « Château de cartes » : face à l’incapacité de l’Europe de maîtriser ses coûts, énergétiques notamment, et face aux regains des tensions géopolitiques, quelques groupes mondiaux, sans doute non européens, décident de se retirer du continent et d’y fermer leurs activités dans les deux ans à venir. Les chaînes de production sont un château de cartes… c’est toute l’industrie qui est touchée.
Le troisième scénario, « Crisis Management » (« Gestion de crise ») est celui qui attribue le rôle actif le plus important aux décideurs, leur offrant la possibilité d’aller vers des changements politiques lourds, mais salutaires. Sommes-nous aujourd’hui dans ce scénario ?
C’est bien le scénario dans lequel nous sommes plongés aujourd’hui. Il y a une prise de conscience très claire de ce que notre marché de l’énergie est totalement défaillant face à une telle crise. Il semble donc admis qu’à moyen terme, de façon structurelle, il faudra revoir le market design du marché européen de l’énergie.
Pour autant les options de sortie de crise sont encore loin d’être tranchées, ce qui peut s’expliquer par deux grands blocages. Le premier est objectif : on craint que le découplage des prix du gaz et de l’électricité ne suscite des mesures de rétorsion de la part de la Russie, ce qui compromettrait la sécurité des approvisionnements. Le second blocage est moins explicite, et peut-être plus profond : depuis 50 ans, un consensus s’est formé pour que l’allocation des ressources s’effectue par le prix, selon la loi du marché. Or toute mesure de découplage implique une intervention de la puissance publique nationale ou européenne dans cet arbitrage, et donc in fine de privilégier certains acteurs au détriment d’autres.
Prenons pour exemple la solution qui consisterait, pour faire baisser le prix de l’électricité, à plafonner le prix du gaz utilisé pour fabriquer cette électricité – comme cela se fait actuellement en Espagne et au Portugal. Une entreprise qui consomme du gaz pour fabriquer de l’ammoniaque et concevoir des engrais pour l’agriculture s’insurgerait de ne pas avoir droit à ce prix plafonné alors même qu’elle contribue elle aussi à la souveraineté du pays – souveraineté alimentaire en l’occurence.
Tout mécanisme de découplage oblige donc à hiérarchiser les priorités, ce qui est une responsabilité que les décideurs publics semblent particulièrement réticents à prendre.
Cette réticence relève-t-elle d’une carence stratégique ou d’un refus plus idéologique, lié au dogme du non-interventionnisme et de la régulation par le marché ?
Il n’est pas forcément aisé de dissocier si nettement les deux. Il est certain qu’un tel dogme est encore bien ancré. Mais de façon plus pragmatique, il faut noter que nous n’avons toujours pas en France de liste officielle de produits ou services jugés stratégiques ou essentiels**. Cela semble traduire un état d’esprit général plutôt résistant à cette idée, une sorte de refus d’obstacle.
Il y a aujourd’hui dans l’environnement de Bercy, des études économétriques qui circulent pour tenter de diagnostiquer quelles sont les catégories de produits importés les plus vulnérables. Mais ce n’est qu’un diagnostic, pas un choix politique, et ces analyses ne tiennent compte que des réalités passées. Par exemple, le lithium n’apparaîtra jamais dans ces listes car c’est une ressource stratégique pour l’avenir, mais ça ne l’était pas jusqu’alors.
Du côté des décideurs privés et des entreprises, quelles sont les options de gestions de crise ?
Des propositions émanent de certaines fédérations, comme celles de l’Union des Industries Utilisatrices des Énergies (UNIDEN) (dont les 54 adhérents représentent environ 70% de la consommation énergétique industrielle en France, NDLR). Elles vont globalement dans le sens du découplage que nous évoquions, et se heurtent aux résistances que nous venons d’aborder. Et s’il existe aujourd’hui un mouvement pro-industriel en France, celui-ci n’est pas encore suffisamment consolidé pour peser dans un tel débat.
Ce que l’analyse de la situation et nos scénarios nous portent néanmoins à suggérer aux entreprises, c’est au besoin de procéder à des interruptions temporaires d’activité mais, dans la mesure du possible, pas à des fermetures définitives. En effet, en l’état actuel des choses, la remise en service des infrastructures nécessaires dans les délais évoqués au début de notre entretien est toujours l’issue la plus probable. Autrement dit, la crise ne devrait pas durer éternellement et l’industrie pourrait même en tirer parti si certaines décisions favorables sont prises.
On évoquait justement la question des choix sous pression et de leurs incidences sur le cours de la crise. Est-on en mesure d’identifier – aussi – des opportunités dans la situation actuelle ?
La succession de crises que nous vivons depuis 2020 a fortement éprouvé les acteurs économiques, mais il y a des fenêtres d’opportunités qui pourraient les inciter à se fédérer, avec la possibilité d’en sortir grandis.
D’abord, la remise en service des infrastructures nucléaires pourrait, avec une EDF nationalisée, signifier la mise sur le marché de larges volumes d’électricité décarbonée et à bas coût – la maximisation des profits de l’entreprise n’étant plus son critère de décision principal. Cela pourrait permettre aux industries françaises d’optimiser considérablement leur compétitivité, voire même de créer un « choc de compétitivité », a fortiori si des dispositifs comme France 2030 sont orientés vers l’électrification de procédés industriels qui peuvent l’être mais ne le sont pas encore. Le délai incompressible imposé par la crise aura alors été une fenêtre de tir offrant le temps nécessaire à concevoir de tels projets, qui pourront être mis en œuvre lorsque nos capacités de production d’électricité seront à nouveau mises en service. Cela demanderait du courage, de l’audace et dérogerait à la direction prise par les politiques publiques depuis une quarantaine d’années, mais il y a là une véritable opportunité.
Mise à jour du 27 octobre 2022 : Sur LinkedIn, Olivier Lluansi est revenu sur les dernières évolutions de la situation. Il en ressort que :
- Le projet de découplage des marchés du gaz et de l’électricité est ajourné faute d’accord européen sur cette question. Nous ne pouvons donc guère compter sur une baisse drastique des prix de l’électricité à court terme, au contraire de nos voisins ibériques qui ont opté pour cette solution également préconisée par notre interlocuteur Olivier Lluansi dans cet entretien. Conséquence : ce sont bien le gaz et l’électricité qui resteront à un coût particulièrement élevé jusqu’à la mise en service de nouvelles infrastructures gazières. En effet, comme nous l’expliquions, le prix élevé de l’électricité est la conséquence du prix élevé du gaz, les deux étant couplés selon le « market fit » européen.
- La remise en route de notre parc nucléaire national dont il était également question a pris quelques semaines de retard du fait des mouvements sociaux dans ces installations.
- L’aide publique française aux entreprises ne passera donc que par l’allocation d’un budget de 10 milliards d’euros, qui paraît quelque peu sous-dimensionné en comparaison des 200 milliards débloqués par le voisin Allemand.
Alors que la « Renaissance industrielle » est clairement menacée par cette nouvelle situation, notre interlocuteur en appelle à la « Résistance industrielle » : son article est disponible sous ce lien.
Nous relevons par ailleurs que ces annonces, évidemment décevantes, s’ajoutent à une liste de signes de tensions et de divergences entre les intérêts allemands et ceux de la France qui ne cesse de s’allonger…
*Sur le marché européen, le prix de l’électricité est corrélé à celui du gaz dans la mesure où il est établi selon la source de production la plus chère. Le gaz faisant partie des sources de production d’électricité, et son coût ayant fortement augmenté du fait du conflit russo-ukrainien, le prix de l’électricité a lui aussi explosé en Europe. Lorsqu’on parle de « découplage », on entend donc une intervention visant à décorréler ces deux prix.
** S’il n’existe pas de liste officielle à ce jour, Olivier Lluansi, les équipes de PwC et Strategy&, ainsi que le Conseil National des Achats, le Conseil National de l’Industrie et la Direction Générale des Entreprises ont publié en juillet 2020 une étude sur la Relocalisation des achats stratégiques dans 4 secteurs industriels et l’achat public.