Nous y voilà. Après une crise sanitaire aux allures de divine colère contre laquelle toute la volonté du monde aura bien montré sa relative impuissance, le « retour du tragique » rappelle à l’humanité qu’elle est abandonnée à sa liberté. Les nouvelles crises, du déclenchement du conflit russo-ukrainien jusqu’à ses conséquences en chaîne dans notre pays, ne sont pas tant de sinistres mais divines surprises que les conséquences plus ou moins anticipées des choix qui ont été faits, des volontés de ceux qui ont eu et ont aujourd’hui encore le pouvoir de décider.
En un sens, ce pourrait être une chance. Entendons-nous bien, il va falloir affronter le désastre persistant et s’approfondissant d’une France qui a si longtemps cultivé l’impuissance et la dépendance subie : particuliers ou entreprises, nous le percevons déjà tous. Et ce n’est probablement pas la bonne conscience écologique par laquelle on tente de compenser les deux ou trois trous de ceinture supplémentaires que l’on exige qui apaisera longtemps la colère de ceux qui, toujours trop nombreux, en étaient déjà au centime près à chaque fin de mois. Mais l’opportunité de cette situation n’est pas négligeable : il s’agit de reprendre conscience des réalités de notre Monde.
Vers un retour du réalisme ?
La sidération (quasi) générale face à l’offensive russe du 24 février dernier était le symptôme d’un oubli : nous vivons dans un Monde où la guerre est toujours possible. Le rappel aura d’ailleurs eu des effets surprenants puisque la si longtemps négligée « guerre économique » s’est subitement imposée dans le langage politique.
Il ne faudrait toutefois pas se laisser voler la redécouverte de ce constat, comme le narratif montant sur la « sobriété énergétique » tend à le faire. Cet écologisme opportuniste et improvisé pour adoucir la claque du réel ne doit pas nous faire oublier que nous n’en sommes pas là par une volonté subite et délibérée d’agir pour un enjeu climatique mondial (dans lequel nous seuls pesons hélas si peu), mais par une somme d’inconséquences qui menacent aujourd’hui directement la survie et l’indépendance de notre population sur notre territoire.
L’enjeu climatique et l’enjeu français méritent mieux que cela. Une authentique politique de puissance nous permettrait d’ailleurs de débattre démocratiquement de nos choix environnementaux, selon les principes qui sont encore les nôtres, plutôt que de greenwasher en urgence les contre-coups d’une déplorable surprise stratégique, d’écoblanchir un rationnement contraint et forcé.
Le réalisme, donc, c’est accepter l’état d’un monde hostile où la concurrence est permanente et la guerre toujours possible, appelant pour tout État souhaitant garantir son indépendance une véritable politique de puissance le rendant capable de ne pas se laisser asservir par d’autres volontés que la sienne. C’est typiquement l’état d’esprit qui avait guidé les grands plans d’après-guerre, notamment concernant l’énergie nucléaire qui nous garantissait une certaine indépendance avant d’être mise à mal ces dernières années.
Le moment critique ?
Face à cette crise, le réalisme impose la responsabilité, la volonté et la stratégie, à rebours des perspectives téléologiques de la « fin de l’Histoire » et de la paix universelle dont on mesure aujourd’hui la coupable naïveté. Citoyens et entreprises surpris par ces réalités, en France comme ailleurs, n’auront d’autres choix que de se convertir à ce réalisme, que l’État s’y mette ou non. Si les problèmes sont profonds et durables, des solutions existent – certains y travaillent déjà sans avoir attendu les sollicitations ou les autorisations du pouvoir. Tout juste faut-il espérer que ce moment de (haute) tension ne soit pas à nouveau la source d’un affrontement stérile et sanglant entre l’État la population, mais la redécouverte bien informée d’un intérêt collectif au service duquel remettre le pouvoir de décision.
On dit parfois que ce n’est qu’une fois qu’elle est dos au mur, acculée, que la France se révèle capable d’une combativité du dernier recours, d’un héroïsme jaillissant, d’un élan vital historique. Sans doute ces moments de l’Histoire ne préviennent-ils pas avant d’arriver. Mais il paraît évident que les mois et années à venir vont nécessiter plus de solidarité, de capacité d’innovation et d’intelligence collective que jamais. Ce qu’il reste de communauté nationale, d’esprit d’indépendance et d’aspiration à vivre ensemble risque d’être mis à rude épreuve. Passer ce cap, redresser la barre collectivement ou bien céder définitivement comme l’ont déjà fait tant de Français, faire sécession non seulement d’avec le pouvoir, mais avec toute cette France que l’État ne résume pas. Tel est peut-être l’enjeu des mois et années à venir, et c’est encore une fois à nos volontés, à notre sens des responsabilités et notre capacité à la réflexion stratégique que nous sommes abandonnés en tant que société et en tant qu’individus.
Now… bring me that horizon
Comme nous le disait Nicolas Moinet dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’identité est à la base de toute stratégie : savoir ce que nous sommes, ce que nous avons de si riche et singulier à défendre dans ce Monde dangereux. Parce que la stratégie est un raisonnement moyens-fin, il nous faudra aussi lucidement cerner les ressources qui sont les nôtres. Mais surtout, la question existentielle à laquelle nous ne pourrons échapper est : pour aller où ?
On ne peut rester à la merci des offensives, des volontés, des surprises provoquées par les autres. Se laisser trimbaler de crise en crise n’offre aucune perspective. On le perçoit peut-être trop peu en France, mais dans l’offensive russe comme dans la réaction américaine qu’elle a suscitée, ce sont de véritables visions du Monde qui sont projetées. Ces visions servent très directement les politiques de puissance de ceux qui les portent. La France, elle, semble subir son sort en se drapant dans des valeurs qu’elle incarne d’ailleurs de façon toujours plus contestée en son sein comme à l’extérieur – par exemple en Afrique où la Russie bénéficie pleinement du sentiment anti-néocolonial dirigé contre notre présence. Un projet raisonnable, mais désirable, pour elle-même et sa place dans le Monde : tel devrait être le véritable programme de la « refondation ».
Tout ceci se dessinera peut-être un peu, du moins nous l’espérons, à travers nos prochaines publications et suivant la ligne résolument proactive et positive que nous nous sommes fixée, auprès et au service de ceux qui œuvrent concrètement pour une France vivante. C’est toutefois, et au risque d’être accusés de céder aux influences américaines, à l’éminent capitaine Jack Sparrow que nous laissons le mot de la fin – lui qui regagnant navire et équipage fixait son regard droit devant lui pour prononcer cette prière : « Now… bring me that horizon« .