Alors que plusieurs projets d’implantation de méga-entrepôts du géant américain Amazon connaissent des revers judiciaires, les dark stores qui s’installent dans d’anciens commerces de proximité pour servir d’entrepôt à des services de livraison à domicile sont regardés de travers par certains élus et habitants de métropoles de France. A travers la contestation de ces implantations, il semble que c’est d’abord un modèle de développement économique du territoire qui est rejeté : l’emprise des GAFAM et des start-ups numériques sur nos territoires (et parfois des terres non-artificialisées) ; les modes de consommation que cela implique ; leurs conséquences économiques, sociales et environnementales… Mais une partie au moins des milieux activistes développe un discours encore plus radical : c’est la logistique elle-même qui est combattue comme dans une guerre contre un impérialisme politico-économique qui soumettrait les individus par la dépendance à ses flux. Un phénomène d’essentialisation qui nourrit les oppositions et pourrait contribuer à leur extension.
Avant l’ère Amazon : histoire récente de la défiance envers la logistique
Les luttes contre les projets d’implantations de bâtiments et infrastructures logistiques qui tendent à se multiplier depuis quelques années sont généralement associées aux questions sociale et environnementale et au rejet de l’emprise sur les territoires de multinationales étrangères telles qu’Amazon (USA) ou Ali Baba (Chine), qui concentrent le plus gros des efforts contestataires à ce jour. Mais la logistique, que l’on peut définir comme l’organisation et la gestion des flux (stockage et transport des biens, voire des personnes), est la cible de certains mouvements activistes depuis plusieurs années déjà.
« Le pouvoir est logistique. Bloquons tout ! »
La logistique est au cœur des réflexions générales sur le pouvoir (politique et économique) de la part de ceux qui le contestent et le défient (certains courants souvent associés à l’extrême-gauche, anarchistes, autonomes…). C’est semble-t-il en 2006 lors du mouvement d’opposition au CPE qu’est apparue l’affiche ci-dessous, qui tend à assimiler le pouvoir et l’ordre établi aux infrastructures et aux flux, donc à la question logistique.

En 2014, le Comité Invisible évoquait cette affiche dans un chapitre d’À nos amis intitulé d’après un graffiti aperçu sur un mur à Turin en 2012 « Le pouvoir est logistique. Bloquons tout ! ». Ces écrits analysent le pouvoir contemporain comme étant foncièrement infrastructurel et logistique : « Le pouvoir, c’est l’organisation même de ce monde, ce monde ingénié, configuré, desginé. Là est le secret, et c’est qu’il n’y en a pas. Le pouvoir est désormais immanent à la vie telle qu’elle est organisée technologiquement et mercantilement. »
Une conception développée en 2016 par l’un des auteurs dans cet entretien au média militant Reporterre, qui analyse la question logistique comme étant bien plus déterminante que celle du seul travail dans le capitalisme contemporain : « Ce qui produit de la valeur aujourd’hui, ce n’est plus la production de biens, c’est leur circulation. Le système se tient et se maintient par la dépendance dans laquelle nous sommes vis-à-vis de ces infrastructures de transports, d’énergie, de communication. »
La logistique et la guerre
Cette affirmation permet en outre aux auteurs de confirmer leur analyse d’une situation de guerre inavouée menée par « l’Empire » contre les sujets du pouvoir. Or il est avéré que la logistique est un pilier dans la conduite d’une guerre, et c’est bien dans le domaine militaire que la « science » logistique s’est d’abord développée avant de glisser vers le monde « civil » durant la très duale guerre froide. Dans ce contexte, les logisticiens et spécialistes de la « recherche opérationnelle » se sont employés, selon Mathieu Quet (cf. infra), à faire profiter le capitalisme américain des savoirs et savoir-faire acquis dans le domaine militaire pour se répandre et progresser.
Aussi est-il évident que les moyens de résistance du « faible » passent essentiellement par le sabotage des moyens logistiques du « fort » (l’ennemi) dans le cadre d’un conflit asymétrique. Pour qui est en guerre contre le pouvoir économique et/ou politique de ce temps et ses avancées, les stocks et les flux constituent donc des cibles logiques au même titre que dans n’importe quelle guerre. Réciproquement et selon la même logique, les mouvements contestataires sont donc portés à interpréter les très importants moyens logistiques d’une société telle qu’Amazon comme des moyens de guerre a minima économique – mais également accusés par les opposants d’atteindre à l’environnement, aux droits sociaux, etc.
Renouvellement récent du discours critique
L’identification de la logistique comme cible des mouvements contestataires n’est donc pas nouvelle. Néanmoins, elle continue à se renouveler et à s’enrichir : paru en ce début d’année 2022, Flux : comment la pensée logistique gouverne le monde de Mathieu Quet se propose justement d’explorer l’idée d’une gouvernementalité foncièrement logistique. Comme le souligne Matthieu Giroux pour Marianne, la « pensée logistique » présentée par Mathieu Quet implique une véritable vision du monde tendue vers sa fluidification la plus absolue afin d’éradiquer tout obstacle aux flux, et notamment (voire principalement, mais pas exclusivement) à la circulation des marchandises.
Cette idée va plus loin encore que le constat posé par les partisans de l’insurrection qui analysent le pouvoir comme essentiellement logistique dans le cadre de leurs réflexions stratégiques sur les moyens de le combattre. Ici, la logistique est comprise non plus comme un simple état de fait, une réalité technique concrète par laquelle le pouvoir se tient, mais plus encore comme une pensée, un paradigme qui, in fine, « engage notre définition de l’homme » (Giroux). Ainsi risque-t-on de glisser vers une représentation de la logistique comme source et cause explicative essentielle de la marche du monde et du capitalisme contemporains, comme rouage principal d’un système, et finalement comme une essence à combattre comme une fin, et non plus simplement comme un moyen.
Un vecteur de radicalisation des luttes ? Un tel bouleversement des perceptions peut avoir des conséquences sur la structuration des rapports de force sur le terrain. L'élaboration d'un discours systématique et fonctionnel – du moins dans l'abstrait – favorise le nombre, la spontanéité et l'efficacité des mobilisations. On peut d'ailleurs déjà observer un phénomène similaire dans les conflits d'aménagement du territoire concernant les projets immobiliers résidentiels ou tertiaires dans les villes où des groupes opposants ont coutume de dénoncer le néolibéralisme et la "gentrification" de façon souvent systématique et quasi-pavlovienne, mais parfois trompeuse, comme s'il avait été intériorisé par ces franges activistes que tout projet neuf porté par des entreprises capitalistes (voire par les pouvois publics) impliquait nécessairement et intentionnellement l'embourgeoisement du quartier, l'exclusion des plus défavorisés, une atteinte au "droit à la ville". Si un tel argumentaire peut s'avérer parfaitement valable contre certains projets, il est parfois mobilisé à tort et par paresse intellectuelle voire, on peut le craindre, comme un paravent de mauvaise foi pour justifier une opposition aux motivations moins avouables (opposition systématique à l'ordre établi, volonté de préserver une influence politique et sociétale sur une aire géographique donnée, etc...).
Bien que critique et engagé, l’ouvrage de Mathieu Quet adopte une approche documentaire moins virulente que celle des pamphlétaires précédemment évoqués et constitue à ce titre un pont idéal entre les représentations militantes les plus « superficielles » d’une part (qui s’attachent essentiellement aux conséquences environnementales ou sociales du modèle dénoncé sans toujours en cerner la substance) ; d’autre part les critiques du pouvoir et les aspirations les plus radicales. Un effet qui pourrait être démultiplié dans la mesure où l’ouvrage paraît dans un contexte favorable à son succès, entrant justement en résonance avec les oppositions actuelles à plusieurs projets.
Et de fait, le livre inspire, nourrit et influence les discours des activistes. Par exemple, un article de Politis célébrant une « victoire d’étape » contre le projet Terra 2 (Tarn) cite expressément l’ouvrage et se conclut ainsi : « La logistique attendra. Cette science militaire déployée désormais à des fins industrielles et commerciales est « la discipline du gouvernement des flux des biens et des matières ». Elle est le support d’une guerre au vivant et à tout ce qui s’oppose à cette circulation continue. Une telle organisation ne peut tolérer ni perturbation ni réglementations climatiques contraignantes. La « décarbonation » y est une opportunité, un rouage industriel. »
…et extension du domaine de la lutte ?
Si l’article que nous venons d’évoquer est signé par une militante de l’ONG Attac, cheffe de file du front anti-Amazon en France, des responsables du projet Terra 2 auraient affirmé que ce dernier n’était pas mené au profit de la firme américaine, sans pour autant dévoiler l’identité du probable bénéficiaire. Néanmoins, selon ses opposants, la taille de l’entrepôt est telle que seuls les géants du commerce en ligne sont susceptibles d’en bénéficier. Par ailleurs, si le discours militant mentionne généralement les enseignes les plus « lointaines » et symptomatiques comme Amazon (USA) ou Ali Baba (Chine), certaines sources estiment qu’une telle installation pourrait aussi bénéficier à des entités françaises comme Decathlon ou Leclerc. Bien qu’avec des modèles économiques et des échelles différentes, c’est donc encore la grande distribution et le commerce en ligne qui seraient visés.
Qu’il séduise et se vérifie ou non, le discours mettant en garde contre les possibles dérives écologiques et sociales liées au développement de ces infrastructures logistiques et aux modes de consommation qu’ils servent peut s’entendre. Mais au-delà, il existe un véritable risque de voir tout projet estampillé « logistique » susciter une crainte ou une réprobation immédiate des élus et autres parties prenantes, alors même que tout projet logistique n’entraîne pas nécessairement les mêmes conséquences et n’est pas systématiquement au service d’entreprises controversées. Un risque avéré à en juger par les témoignages de certains professionnels de l’immobilier qui, s’ils constataient encore récemment un engouement certains des investisseurs pour ce type de biens, déplorent également la contagion de représentations hostiles (exemple).
Autrement dit, on peut redouter que cet emballement conduise à s’opposer à « la logistique » en elle-même, et non plus seulement aux entreprises qui font de cette ingénierie des flux le bras armé d’un modèle économique mastodontesque et potentiellement problématique du point de vue social et environnemental. Or s’attaquer à « la logistique » en elle-même et pour elle-même est une conception extrêmement radicale qui interroge clairement le projet de société que les opposants aux projets cherchent à imposer. On peut certes construire une représentation purement guerrière et destructrice de la question du stockage et des flux, la logistique est et restera toujours une activité de base nécessaire, à des échelles variables. La vélléité de « tout bloquer » ne s’entend réellement que dans une perspective purement tactique et insurrectionnelle. Aussi paraît-il quelque peu déraisonnable de considérer que l’acheminement d’un bien d’un point A à un point B relève systématiquement d’une offensive guerrière.
Les acteurs qui connaissent aujourd’hui des besoins en matière d’installations logistiques mais ne sauraient être concernés par l’argumentaire hostile qui ne s’applique véritablement qu’à quelques très grands acteurs auraient donc tout intérêt à renforcer la lisibilité de leurs projets afin d’éviter d’être englobés dans une représentation aussi caricaturale que défavorable de « la logistique ». De son côté, le géant Amazon mène d’importantes campagnes de communication afin d’améliorer son image.