Industrialisation de la filière forêt-bois : nouvelles du front contestataire

Fin 2021, nous consacrions un premier article aux déstabilisations de la filière forêt-bois menées par certains activistes de la société civile. Quelques mois plus tard, le front des « luttes forestières » reste ouvert et les rangs des opposants au développement industriel de la filière tendent à se structurer et à se renforcer. Dans la continuité de nos premiers développements, nous actualisons l’état des connaissances et analysons les grandes tendances du mouvement.


Montée en puissance de la coordination des « luttes forestières »

Du 10 au 13 mars 2022 avait lieu la première Rencontre nationale des luttes forestières à Nestier (Hautes-Pyrénées), terre d’une lutte emblématique contre un projet de « méga-scierie ». Cette rencontre fait suite à l’Appel pour des forêts vivantes lancé à l’été 2021, lequel annonçait une action d’envergure à l’approche du printemps, « une semaine avant la journée internationale des forêts » (le 21 mars).

Des rangs de plus en plus fournis

Alors que l’Appel lancé l’été dernier réunissait initialement une petite quinzaine d’organisations signataires, la rencontre des luttes forestières des 10-13 mars derniers auraient réuni 43 collectifs : c’est légèrement plus que le nombres de mobilisations locales cartographiées au moment de l’appel. La presse militante a dénombré plus de 130 personnes.

Pour donner une idée des moyens engagés, l’organisation a estimé le budget total de cette rencontre à 12 767€ majoritairement consacré à l’hébergement et à la restauration des participants. L’appel à contribution en ligne est, au moment où nous écrivons ces lignes, loin d’avoir rempli son objectif, cependant d’autres modalités de collecte ont probablement été mobilisées.

Une dynamique-réseau bien engagée

L’effet-réseau est un facteur clé de succès des luttes environnementalistes. A ce titre, il est intéressant de noter que parmi les participants à cette première rencontre nationale des luttes forestières se trouvaient des « connecteurs » : des acteurs qui sans être directement en prise avec les sujets forestiers font le lien avec d’autres luttes écologistes, contribuent à diffuser les bonnes pratiques et à engager des synergies stratégiques en vue de mobilisations futures.

On relève notamment la présence de l’association Terre de luttes, qui soutient activement diverses oppositions à des projets industriels ou d’aménagement du territoire et diffuse pour cela une boîte à outils. L’apport de Terre de luttes consiste notamment dans le fruit d’un travail d’étude des mouvements d’oppositions aux « grands projets inutiles et imposés » (selon l’expression militante consacrée), dont on retrouve l’influence dans la déclaration adoptée à l’issue de la rencontre.

Des appels du pied ont été faits à des mouvements tels que Les Soulèvements de la Terre, une série de mobilisations « coup de poing » (actions spectaculaires d’agit-prop et de désobéissance civile) mettant en lumière des luttes contre divers projets partout à travers le territoire (ZAD à Dijon, à Besançon, lutte contre l’entreprise Bayer-Monsanto à Lyon et ailleurs, contre les méga-bassines de l’agro-industrie dans les Deux-Sèvres…), et dont la méthode du feuilletonnage choisie dans l’Appel pour des forêts vivantes semblait s’inspirer. Ce mouvement est, entre autres, animé par des militants d’Extinction Rebellion ou encore de Youth for Climate, dont certains membres étaient présents à la rencontre des luttes forestières. Il entretient également des liens étroits avec les activistes de la ZAD emblématique de Notre-Dame-des-Landes.

Ces liens contribuent assurément à fortifier le mouvement. Outre la diffusion des stratégies et tactiques, ils contribueront sans doute aussi à augmenter la caisse de résonance des luttes forestières. Cet enjeu de guerre de l’information est important car les luttes forestières sont encore relativement peu visibles dans le paysage des luttes écologistes, plus en pointe sur les questions agro-alimentaires, certains grands projets de construction et d’infrastructures (comme les centres logistiques d’Amazon), ou encore les questions énergétiques. Ces alliances pourraient être l’opportunité pour les luttes forestières de gagner en visibilité et, peut-être, de trouver une place dans l’agenda général des mobilisations écologistes.

Que signifie lutter contre « l’industrialisation » ? Idéologie, objectifs et actions

C’est le maître-mot du mouvement depuis l’Appel pour des forêts vivantes lancé l’été dernier : lutter contre « l’industrialisation de la forêt », ce qui s’applique à l’amont autant qu’à l’aval de la filière forêt-bois, les deux étant évidemment interdépendants (de grosses industries de transformation nécessitent de gros volumes de récolte pour être rentables…).

Comme nous l’avions déjà précisé, ce positionnement de la lutte s’était imposé comme un compromis entre les activistes mobilisés contre le projet de méga-scierie de Lannemezan (qui apparaît comme un épicentre du mouvement), entre des partisans d’une « sylviculture douce » et « durable » et des naturalistes plus radicaux hostiles à toute exploitation. L’apparente incompatibilité entre ces deux positions a donc été dépassée par la désignation d’un ennemi commun : « l’industrialisation ». C’est désormais ce même consensus qui est repris à son compte par le mouvement national de coordination des luttes forestières dans sa déclaration. Mais que signifie-t-il vraiment ?

Une lutte anticapitaliste parmi d’autres ?

Il est important de noter que les luttes qui se sont rassemblées à l’occasion de la rencontre nationale des 10-13 mars derniers considèrent ouvertement la forêt comme un front supplémentaire, « un nouveau point de ralliement pour le mouvement social contre la main mise des industriels, des aménageurs et de la finance ». Ailleurs dans la déclaration adoptée à l’issue du rassemblement, on retrouve des attaques contre la « marchandisation » de la forêt, les « logiques extractivistes » ou encore « les machines et leur monde de profit ».

Ces luttes entendent donc clairement s’inscrire dans la cohérence globale de ce fameux « mouvement social qui s’ignore de moins en moins » constitué par l’ensemble des luttes locales contre divers projets et activité. Une telle déclaration est probablement le signe de l’influence des « connecteurs » et des « méta-lutteurs » comme ceux de l’association Terre de luttes sur ce mouvement. Elle signifie surtout que l’objectif final, derrière les cibles attaquées qui constituent des objectifs intermédiaires, est véritablement un modèle de développement économique et territorial perçu comme dominant et qui se déclinerait dans la filière forêt-bois comme ailleurs, au détriment du vivant.

On retrouve là des éléments classiques des luttes anticapitalistes qui construisent une représentation particulièrement négative des grandes entreprises et de leurs modes de travail. Derrière elles, les activistes identifient également le rôle des pouvoirs publics (l’État), qui suivant la logique néo-libérale jouerait systématiquement le rôle de facilitateur des intérêts privés, quitte parfois à agir au détriment de l’intérêt général. C’est donc pleinement sur le terrain de la légitimité des pratiques des acteurs privés que se place le mouvement. D’où également la volonté de jouer de la dimension « populaire » du mouvement (le peuple contre les élites politico-économico-administratives), d’opposer l’idée de « communs » à la propriété privée, de questionner le rapport démocratique à la gestion et à l’exploitation forestières, etc.

C’est aussi à l’imaginaire d’une exploitation intensive, sur-mécanisée, destructrice et court-termiste que les militants entendent renvoyer par l’emploi du terme d’« industrialisation ». Ce faisant, ils ne font qu’enfoncer la brèche laissée béante par des décennies de dégradation progressive de l’image de l’industrie et de ceux qui la font. À travers ce biais, ils s’attaquent surtout à un sujet déterminant pour la filière et la société française : celui de la montée en capacité de production pour faire face à un besoin croissant. L’accusation sous-jacente voudrait que l’industrialisation des activités forestières implique nécessairement un rapport destructeur au vivant et des modèles incompatibles avec l’intérêt général.

L'industrie face à sa propre question ?

On peut utilement se référer au propos d'Anaïs Voy-Gillis dans l'entretien qu'elle nous a accordé sur la réindustrialisation de la France : "La reconstruction de cet imaginaire doit aussi nous amener à repenser la place de l’industrie dans son environnement. Descartes dans Discours de la méthode invitait à devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature », or, je crois que l’enjeu est justement de penser une réindustrialisation qui nous permette à la fois de préserver notre souveraineté nationale, de garantir la cohésion territoriale, mais aussi de préserver l’environnement et la biodiversité."

C'est précisément cette représentation qui est en débat dans le conflit qui oppose la filière forêt-bois aux détracteurs de son industrialisation. Pour ces derniers, il semble que l'augmentation des volumes et la mécanisation des procédés de production soient nécessairement synonyme de destruction de l'environnement. Ce n'est pourtant pas une fatalité, et les acteurs concernés gagneraient à le faire savoir : même concernant les machines, le progrès ne consiste pas systématiquement à faire plus gros, plus lourd, plus puissant, et donc plus destructeur et polluant ; certaines innovations peuvent au contraire consister dans une meilleure adaptation des outils à l'environnement de travail et à sa préservation. Nous avions même eu l'occasion de souligner que, d'après certains professionnels du secteur, c'est faute de produire nous-mêmes des outils adaptés à nos propres besoins que certains producteurs étaient contraints de couper certains arbres plus jeunes de sorte à pouvoir les traiter avec des machines d'importation conçues pour des situations différentes. Une pure question de souveraineté industrielle dont les conséquences sur la nature ne sont pas anodines.

Aussi serait-il profitable de ne pas laisser les préoccupations environnementales occulter totalement les questions sociales et stratégiques posées par le débat sur l'industrialisation de la filière : dans ces domaines-là aussi les acteurs économiques doivent savoir faire valoir leur participation à un intérêt général bien compris.     

Des objectifs constants

Les angles d’attaque qui semblent avoir été mis en évidence lors de cette rencontre sont à peu près identiques à ceux que nous avions recensés dans notre première note sur le sujet. Nous les résumons ici mais renvoyons à ce précédent article pour ce qui est de leur mise en balance, tous faisant l’objet de controverses plus ou moins intenses :

-Une conception de la forêt à la fois naturaliste (idée des forêts primaires…), anti-utilitariste (il ne s’agit pas d’abord d’une ressource à exploiter) et extrêmement protectrice (les écosystèmes sont aussi riches que fragiles et la moindre opération peut les bousculer, a fortiori les plus brutales notamment celles impliquant des engins lourds).

L’industrie favoriserait l’enrésinement massif des forêts françaises (y compris à la faveur du plan de relance et d’adaptation des forêts aux changements climatiques ainsi que le dénonce l’ONG Canopée forêts vivantes, très en pointe dans ce combat), et notamment la monoculture de Douglas, au détriment des enjeux de long terme (adaptation aux changements climatiques, préservation des écosystèmes) et au seul profit des industriels chez qui ce bois est particulièrement prisé.

La pratique des coupes rases se répandrait à la faveur de l’industrialisation de la filière, causant de spectaculaires dégâts environnementaux.

L’État mène une politique de privatisation de l’ONF qui contribuerait à faire reculer l’intérêt général dans la politique de gestion et de surveillance des forêts françaises.

Ces angles forment désormais un discours militant assez bien rodé dont les objectifs principaux semblent bien, au nom de la préservation de l’environnement et de la lutte contre un modèle de développement économique jugé fatalement néfaste, d’empêcher la montée en capacités de production de la filière forêt-bois française, et notamment de Douglas (dont la France est le premier producteur européen).

Les actions se profilent

La rencontre des activistes fut aussi l’occasion d’échanger sur les outils et méthodes mobilisables dans le cadre de ces luttes. Classiquement, les organisations de la société civile se portent sur le terrain de la guerre de l’information, laquelle nécessite à la fois de recueillir des renseignements et de mettre en œuvre des opérations d’influence.

Côté renseignement, les militants sont tombés d’accord sur la nécessité d’obtenir davantage de transparence, notamment sur les ventes de forêts privées. Pour ce qui concerne les forêts publiques, il a été précisé que les citoyens disposent du droit d’accéder aux documents prévoyant les différents travaux, qui relèvent d’ailleurs de la responsabilité des communes. Comme pour les Permis de Construire en matière d’urbanisme, on peut donc s’attendre à voir les activistes devenir des spécialistes de l’accès et de la contestation (si nécessaire) des documents et actes administratifs en matière forestière. Cette possibilité a été présentée comme le moyen d’empêcher certaines coupes rases.

A cheval sur les deux versants de la guerre de l’information, les activistes ont fait valoir l’intérêt de tisser des liens avec le personnel de l’ONF dans chaque localité. En effet, les employés de l’office sont considérés comme des alliés potentiels : les militants soutiennent le combat de certains syndicats comme le SNUPFEN contre la privatisation, et leurs vues sont supposées converger avec la notion d’intérêt général que doit poursuivre l’établissement public. Ses agents ont une connaissance pointue des territoires sur lesquels ils opèrent et sont également des relais d’opinion auprès de leurs interlocuteurs.

Concernant les stratégies d’influence, là encore les objectifs sont assez attendus : (ré)orienter les financements publics et les subventions vers les pratiques jugées soutenables, contrer les argumentaires des industriels sur l’abondance de la ressource, mais aussi reconstruire des imaginaires alternatifs notamment par le recours à des notions de droit ancien (pratique déjà observée dans d’autres luttes) visant à faire valoir une autre conception que celle basée sur la propriété privée et individuelle des parcelles. On peut donc s’attendre à voir les activistes mener des campagnes de lobbying auprès des décideurs publics (ce qui a déjà été le cas ces derniers mois – voir notamment ici pour des démarches de représentation d’intérêts visant l’interdiction des coupes rases et le conditionnement des subventions aux pratiques « responsables » diligentées par Canopée), peut-être œuvrer en faveur de dispositifs de droit souple ou de normalisation/labellisation qui permettraient de canaliser les financements vers les modèles d’exploitation qui ont leur préférence, mais également mener des opération de relations publiques afin de sensibiliser l’opinion à leur cause.

La lutte par l’appropriation : l’autre combat

La guerre de l’information n’est pas la seule option ouverte aux activistes. Ceux-ci peuvent également, comme cela se fait depuis de nombreuses années déjà dans le domaine agricole, s’organiser pour maîtriser des parcelles et les gérer selon leurs conceptions.

Du ré-ensauvagement…

C’est l’objet de plusieurs projets et organisations, comme le fonds de dotation Forêts préservées dont l’objet est de recueillir des fonds pour l’acquisition de forêts laissées en libre évolution (ie sans exploitation) dans les Pyrénées. D’autres projets similaires, s’inscrivant dans une pure démarche conservatoire, existent ailleurs sur le territoire.

La plus ambitieuse – notamment par sa taille – est assurément celle de Francis Hallé, qui entend faire renaître une « forêt primaire » (voir notre premier article). Alors que l’on peinait à voir comment ce projet pourrait se concrétiser, l’association du scientifique-militant a récemment communiqué sur des opérations de prospection, notamment dans les Vosges (à proximité de la frontière avec l’Allemagne, de l’autre côté de laquelle s’étendrait l’espace protégé) où le projet aurait reçu un accueil favorable de la part des milieux institutionnels, signe de l’importance du travail d’influence effectué. Un autre voyage d’étude est prévu dans les Ardennes (frontière franco-belge). Surtout, le projet commence à se concrétiser, entre l’étude de la forme juridique à lui donner (groupement d’intérêt public) et le traitement des questions socio-économiques qu’il pose (valorisation du projet sans exploitation industrielle du bois…).

A ce titre, le secrétaire général de l’association met en avant un discours séduisant pour les partisans d’une moindre exploitation : selon lui, l’attrait (touristique, pédagogique…) d’une forêt en libre évolution générerait, pour le territoire concerné, des revenus supérieurs à ceux d’une exploitation qui, de plus, ne bénéficie souvent de façon directe qu’à l’exploitant.

…à un business des activités forestières alternatives ?

Mais d’autres organisations visent l’acquisition de forêts en vue de leur exploitation selon des méthodes jugées durables. C’est par exemple le cas de l’association Recrue d’Essences (Auvergne) mais aussi, d’une autre manière, du nouveau projet de l’ONG Envol Vert, intitulé SEVE pour « Sylviculture Équitable, Vivante et Engagée ». Ce dernier vise en fait à fédérer un réseau de propriétaires volontaires pour une exploitation équitable et durable impliquant les citoyens dans le Haut-Languedoc.

L’opération qui semble transposer un modèle économique comparable à celui appliqué à d’autres projets à vocation de démonstration écologique comme l’agriculture urbaine selon des méthodes raisonnées (permaculture…), qui étant rarement rentables par la seule exploitation des surfaces cultivées obligent les opérateurs à compléter leurs revenus par une valorisation pédagogique ou patrimoniale. Mais si comme l’affirme le Secrétaire général de l’association Francis Hallé, « si vous comparez un espace d’un hectare exploité en coupe rase et la même surface préservée, qui attire pour sa beauté des touristes respectueux de l’environnement, en termes de revenus pour une commune, il n’y a pas photo, au niveau de l’intérêt général, il en va de même », ce type d’activité pourrait séduire sur les territoires sensibles au discours anti-industriel.

De façon moins immédiate, on peut se demander si la mobilisation de la société civile ne pourrait pas être favorable à l’émergence d’un lobby de la sylviculture durable, opposé au modèle « industriel » comme le sont les paysans opposés à l’agriculture productiviste, qui ont su structurer une demande (fragile, mais existante) grâce notamment à un important travail d’influence auprès de l’opinion. Car si telle n’est très probablement pas l’intention originelle des luttes forestières qui tendent à converger depuis quelques mois et années, l’ampleur du phénomène pourrait attirer des acteurs opportunistes sachant jouer des mouvements de la société civile pour canaliser des logiques commerciales concurrentes.