Dans le cadre de notre dossier « L’activisme technocritique en France, actualité et enjeux« , nous abordons dans cette première partie l’enjeu sécuritaire posé par différentes mouvances technocritiques ou d’inspirations technosceptiques/technophobes. A travers cette étude, nous découvrons que si les actions violentes contre les biens sont une constante des luttes technocritiques depuis deux siècles au moins, la perception d’une double crise globale – sanitaire et environnementale – au cours de ces dernières années, identifiées par différents mouvements comme un kaïros pour l’action décisive, suscite une résurgence des aspirations et actions violentes.
Sommaire
- Le sabotage aux origines des courants technocritiques : le luddisme
- Résurgence actuelle des actes violents d’inspirations technocritiques
- Violence et radicalité contre la crise écologique : vers un écoterrorisme à la française ?
- Focus sur les sabotages d’antennes 5G
- Vers un front « complotiste » / anti-mondialiste violent d’inspiration technocritique ?
- Conclusion : un risque d’explosion ?
Le sabotage aux origines des courants technocritiques : le luddisme
La violence contre les produits (artefacts) technologiques est au fondement-même des luttes technocritiques : on considère en effet que cette tradition remonte au mouvement luddite qui, dans l’Angleterre de la fin XVIIIe /début du XIXe siècles, a vu des ouvriers du textile progressivement supplantés par les nouveaux métiers à tisser se révolter et briser les machines pour manifester leur rejet d’un progrès technologique menaçant pour leur emploi. C’est l’ouvrier-activiste Ned Ludd qui, devenant le symbole de cette révolte, donna son nom à cette mouvance.
Ici, ce n’est donc pas tant la technologie en son principe que ses conséquences économiques et sociales immédiates qui étaient attaquées. En France, des actes similaires ont également été imputés à certains travailleurs, notamment aux ouvriers de la soie (les Canuts) à Lyon : une légende urbaine leur attribue même une tentative de noyer Joseph Marie Jacquard, inventeur du métier à tisser éponyme, dans le Rhône. On fait parfois remonter le terme de sabotage à cette époque : l’acte de saboter aurait alors consisté pour les ouvriers révoltés à utiliser leurs sabots pour entraver le fonctionnement des machines ou les détruire.

Depuis, quelques groupes activistes ont revendiqué cet héritage. Ce fût singulièrement le cas au Royaume-Uni aux États-Unis d’Amérique à compter des années 1980-1990 : la vague alors montante des courants écologistes radicaux portés vers l’action directe (que le FBI appellera écoterroristes) ont mobilisé la figure mythique de Ludd, qui fait par exemple partie des références du mouvement Earth First!. Cette mouvance préfigurait à certains égards les groupes écologistes radicaux que nous connaissons aujourd’hui et depuis quelques années en France, dont certains revendiquent clairement dans cette filiation.
Néanmoins, les néo-luddites revendiqués ne sont pas tous, paradoxalement, portés vers la destruction des produits technologiques. Le terme est également employé pour désigner un courant intellectuel technocritique radical, incarné en France par des éditeurs/auteurs militants comme l’Encyclopédie des Nuisances ou Pièces & Main d’œuvre par exemple. Si ces derniers s’inscrivent résolument dans une démarche militante passant par la production-diffusion d’écrits et l’agitation-propagande, on ne retrouve cependant pas chez eux de revendications ni d’appels à la destruction de biens.
Par ailleurs, ces courants qui s’inscrivent plus ou moins ouvertement dans la tradition luddite ne sont pas les seuls à faire apparaître une menace d’actions violentes d’inspiration technocritique en France à l’heure actuelle.
Résurgence actuelle des actions violentes d’inspiration technocritique
Un léger regain d’engouement pour l’action directe violente, essentiellement dirigée contre les biens dans la continuité de la tradition luddite, avait été observé dès avant l’ouverture de la « séquence Covid » : fin 2019, le groupe écologiste « radical » Extinction Rebellion se faisait connaître en revendiquant le sabotage (mise hors-service) de trotinettes électriques en libre-service dans plusieurs grandes villes de France (Paris, Lyon, Marseille…). L’opération visait à dénoncer l’aporie écologique que ce mode de transport représenterait. Ce type d’actions de moindre intensité a par la suite été réitéré plusieurs fois.
Il semble néanmoins que l’ouverture début 2020 d’une période de crise globale causée par la pandémie de Covid-19 ait marqué le début d’un regain d’actions violentes de plus grande intensité. Pour certains, l’éclatement de cette crise a été interprété comme le moment opportun pour agir, une forme d’extrémité et de révélation du danger systémique que représente la société industrielle mondialisée, ou peut-être encore comme une étroite fenêtre de tir, le moment possible d’une bifurcation, l’instant d’un choix de société pouvant aller soit vers l’accélération technologique et l’avènement d’un technocapitalisme plus plus pressant que jamais ; soit vers une autre voie à inventer. Ce sentiment paraît avoir animé les auteurs d’actions comme :
-Le sabotage d’équipements de télécommunications, essentiellement des antennes-relais avec pour objectif principal la 5G (dernière génération de réseau mobile). Ces actions, relativement techniques et dangereuses, ont connu un bond spectaculaire dès l’éclatement de la crise.
-Le sabotage d’équipements de vidéosurveillance, phénomène lancinant qui paraît avoir connu un regain d’engouement ces deux ou trois dernières années (constat partagé par des professionnels du secteur que nous avons contactés), l’extension du domaine de la surveillance et du contrôle à l’occasion de la crise sanitaire ayant de surcroît ravivé les craintes d’un modèle de société liberticide. (A noter qu’il faut ici distinguer les actes de destruction ou de vandalisme politiques, dont les motivations sont idéologiques, et celles purement opérationnelles qui sont le plus souvent le fait de trafiquants divers cherchant simplement à échapper à la surveillance de leurs activités. Néanmoins, les deux types d’opérations sont parfois relayés/instrumentalisés à des fins politiques sur certains médias activistes qui en font la chronique.)
Les modalités de gestion de la crise sanitaire ont aussi suscité des actions contestataires violentes, fruits d’initiatives individuelles ou groupusculaires rarement revendiquées par les groupes constitués actifs contre cette politique (rare exemple d’incendie volontaire de voitures contre une Agence Régionale de Santé, revendiqué en l’occurence via des réseaux d’extrême-gauche). On note cependant l’exception guadeloupéenne, où les organisations à la manœuvre dans le conflit anti-pass sanitaire/vaccinal, notamment des syndicats, ont parfois pu justifier certains actes de violence). Il s’agit bien d’actions fondées sur un rejet de la solution technologique proposée (le vaccin, et souvent, plus spécifiquement, la technologie de l’ARN messager) et/ou des modalités de contrôle technologique imposées (QR Code et pass sanitaire, puis vaccinal).
-Ce fut singulièrement le cas en Guadeloupe, où une population massivement réfractaire à ces modalités de gestion s’est soulevée, donnant lieu à des émeutes, la tenue de barricades, des actions contre certains représentants du personnel soignant.
-Sur le territoire métropolitain, quelques dégradations volontaires de centres de vaccination ou d’autres cibles (cf. supra l’exemple de l’ARS de Limoges) ont été constatées, notamment par incendie (exemple).
-Le personnel politique, et notamment les députés et sénateurs, de même que certains experts scientifiques médiatisés ont reçu de nombreuses menaces, et ont parfois subi des destructions de biens (exemple) ou des agressions physiques (exemple).
Outre ces actions, l’actualité récente fait aussi état d’une intensification de la menace terroriste associée aux tendances « survivaliste » et « complotiste ». Traditionnellement classée à l’extrême-droite de l’échiquier politique, nous verrons que ce que l’on désigne en ce moment sous le terme de « complotisme » trouve aussi quelques relais du côté de l’extrême-gauche. Deux bords (et une infinité de nuances traversant en réalité tout l’échiquier politique) qui pourraient, bien qu’empruntant des chemins et mettant en avant des affects différents, se retrouver dans une opposition commune. La technologie, l’accroissement spectaculaire de la pression technologique au cours de la crise sanitaire, pourrait là encore favoriser l’action violente en faisant apparaître cette dernière comme le seul coup d’arrêt possible à cet état de fait aux yeux de certains groupes ou individus.
Violence et radicalité contre la crise écologique : vers un écoterrorisme à la française ?
Dans les années 2018-2019, alors que la lutte historique de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes triomphait, la « Génération climat » apparaissait sur le devant d’une scène médiatique très préoccupée par la question écologique. Sous le patronage de Greta Thunberg, les Marches pour le climat et les grèves de lycéens renouvelaient, en France comme ailleurs en Occident, les rangs du front environnementaliste. De nouveaux groupes dits « radicaux » bien que se revendiquant non-violents, comme Extinction Rebellion, émergeaient à grands renforts de communication choc.
Plus discrètement, et depuis un peu plus longtemps, des lectures plus radicales dénonçant en son principe la société techno-industrielle ont commencé à circuler en France, faisant percer l’idée du mode d’action écoterroriste dans le paysage intellectuel et militant. Peut-on pour autant rattacher certaines actions à ces courants ? La « Génération climat », après quelques années d’existence et de lutte essentiellement pacifique, pourrait-elle être tentée par la radicalisation ?
Unabomber ; Earth Liberation Front : des précédents étrangers jamais égalés en France
Il semble important de replacer notre analyse dans une perspective historique. Si l’écologie et la critique de la société technologique sont à nouveau des considérations particulièrement importantes compte tenu de l’actualité, ces thèmes ne sont pas neufs et l’activisme violent a déjà une longue histoire derrière lui. Or à l’heure actuelle, on peut affirmer que la France n’a encore jamais connu d’aussi puissantes vagues de violences motivées par la cause environnementale ou technocritique que celles connues dans le monde anglo-saxon à la fin du siècle dernier et dans les années 2000.
Unabomber : sommet du terrorisme technocritique
Le cas d’Unamomber marque, à notre connaissance, le sommet de la violence politique d’inspiration technocritique radicale. En effet, là où la tradition luddite/néo-luddite vise essentiellement l’action contre les biens, les 16 attentats commis aux États-Unis d’Amérique par Theodore Kaczynski – surnommé Unabomber – visaient quant à eux des personnes. C’est au moyen de colis piégés que l’homme a causé la mort de 3 personnes et fait plus d’une vingtaine de blessés entre 1978 et 1995.
En 1971, avant de passer aux actes, le terroriste avait rédigé un manifeste resté célèbre, souvent rattaché aux courants idéologiques de l’anarcho-primitivisme ou de l’écologie profonde, et régulièrement diffusé par les éditions technocritiques radicales. Après sa capture, il fut emprisonné à perpétuité. En 2008, les éditions suisses Xenia publiaient une compilation autorisée de ses écrits sous le titre de L’Effondrement du système technologique. Son avant-propos nous paraît bien résumer la radicalité de son discours et de son action : « 1. Le progrès technologique nous conduit à un désastre inéluctable ; 2. Seul l’effondrement de la civilisation moderne peut empêcher le désastre ; 3. Le gauchisme est la première ligne de défense de la Société technologique contre la révolution ; 4. Ce qu’il faut, c’est un nouveau mouvement révolutionnaire, voué à l’éradication de la société technologique, et qui prendra des mesures pour tenir à l’écart tous les gauchistes et consorts. »
Earth Liberation Front (ELF) : néo-luddisme de haute intensité
Dans la mouvance de écoterroriste anglo-saxonne, les actions les plus spectaculaires susceptibles d’être rattachées à l’activisme technocritique sont probablement celles, relativement peu connues en France, de l’Earth Liberation Front (ELF) – en français Front de Libération de la Terre. Un mouvement écologiste apparu au Royaume-Uni en 1992 dans le sillage d’Earth First! et connu pour de nombreuses actions de destructions de biens par incendies volontaires de grande ampleur perpétrées dans plusieurs pays occidentaux jusqu’en 2008-2009 au moins, visant par exemple des laboratoires de recherche universitaires aux États-Unis d’Amérique.
Cumulés, les dégâts causés par les actions revendiquées par l’ELF sont considérables et nombre d’entre elles ont été perpétrées au péril de l’intégrité des personnes, bien qu’aucune victime ne soit à déplorer. Cette vague d’attentats, qui date d’avant l’emballement médiatique récent pour la cause climatique, n’a pas encore connu d’équivalent à ce jour. En revanche, les productions intellectuelles anarcho-primitivistes et de l’écologie profonde circulent à nouveau de façon assez ostentatoire depuis quelques années, de même que plusieurs écrits justifiant le recours à la violence au nom de la cause environnementale.
L’essor récent des doctrines d’action violente dans certaines mouvances écologistes
On identifie depuis quelques années une certaine tendance à la radicalisation – du moins dans le discours – au sein des mouvances activistes écologistes et environnementalistes françaises. La période présente pourrait l’accentuer : la Génération climat évoquée plus haut en est déjà à l’heure de ses premiers bilans et, peut-être, de ses premières désillusions. Les rapports successifs du GIEC et leur écho médiatique semblent trancher avec la faiblesse des engagements pris par les États lors de la COP 26 en novembre 2021 comme lors des précédentes, en dépit d’un activisme toujours plus intense. La dernière Marche pour le climat en date à l’heure où nous écrivons ces lignes, le 6 novembre 2021, semble avoir eu de la peine à réunir autant de personnes et d’enthousiasme qu’à l’accoutumée. Pourtant, l’éco-anxiété semble progresser au sein de la population, particulièrement (et naturellement) chez les plus jeunes. Dans ce contexte, face à l’efficacité toujours limitée des actions traditionnelles que sont les opérations d’agitation-propagande et de plaidoyer, l’urgence d’une action directe et décisive, et donc potentiellement violente, peut se faire sentir chez certains individus ou groupes.
Une telle radicalisation hante plusieurs publications récentes qui témoignent ou œuvrent pour une acceptabilité croissante de la violence au sein de la population militante. Citons par exemple ce reportage publié par le média militant Reporterre sur un retour d’expérience du mouvement des Soulèvements de la Terre (une série de mobilisations environnementalistes contre divers projets d’aménagement du territoire et industriels initiée en 2020). Cet évènement, qui s’est tenu sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, a été l’occasion d’un partage d’expériences entre générations d’activistes et a permis de lever quelques blocages psychologiques à la radicalité, notamment chez les plus fraîchement convertis à la cause : «Le sabotage désigne une pratique, celle de détruire, d’altérer et d’endommager. Il ne dit rien de l’intention qu’il y a derrière contrairement au mot désarmement, qui signifie rendre inopérantes des armes. Parler de désarmement met en avant la nécessité de détruire les armes qui détruisent la planète et d’ainsi faire obstacle à une plus grande violence », y proférait un militant.
Ces débats sur les modes d’actions, les processus de radicalisation par le discours et la transmission de visions téméraires mais néanmoins construites aux plus jeunes militants sont une constante des mouvements activistes et à ce titre, l’exemple que nous venons de citer peut paraître relativement anodin. On peut en l’occurence y voir une adaptation du raisonnement diffusé depuis bien longtemps et largement accepté dans certains milieux d’extrême-gauche selon lequel le viol de la propriété privée n’est pas une violence. Mais une fois encore, le contexte d’accélération technologique, la convergence possible de plusieurs luttes (pour l’environnement, pour les libertés publiques…) vers un même ennemi qu’est la technologie ainsi que l’impuissance apparente des mouvements « grand public » (grandes ONG et lobbies citoyens) donnent un pouvoir de persuasion bien plus important aux discours technocritiques radicaux, qui sont par nature les plus aboutis.
Depuis le milieu des années 2010 : installation des doctrines radicales et violentes dans le paysage environnementaliste français
Les dernières actions attribuées à l’Earth Libertation Front datent de la fin des années 2000. Quelques années avant, le paysage activiste mondial – ou du moins occidental – avait été régénéré par ce qui a alors été appelé le « mouvement anti-mondialisation« (ou antiglobalisation), convergence de luttes écologistes, anticapitalistes ou alternatives diverses contre le néo-libéralisme mondialisé. Des luttes variées et pré-existantes telles que celles des Faucheurs volontaires d’OGM (incarnés en France par José Bové), de l’ONG Attac, des zapatistes mexicains ou d’Earth First! ont convergé vers Seattle en 1999 pour bloquer, par une manifestation monstre, des négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Cette convergence antiglobaliste se répètera ensuite à Gênes contre un G8 (2001) et toute une série de contre-sommets internationaux lors desquels le « gauchisme international » expérimentera, entre autres, les tactiques black blocks, menant parfois à des affrontements extrêmement violents, voire meurtriers (1 mort à Gênes). On peut considérer qu’il y avait là l’ouverture d’une séquence à tendance insurrectionnelle au niveau global, impliquant particulièrement le l’extrême-gauche et les écologistes.
On peut également formuler l’hypothèse que cette agitation globale contre la globalisation et la mise en réseau de ces luttes au niveau international a favorisé la circulation d’idées, et donc l’importation en France d’une écologie profonde (deep ecology) et d’influences anarcho-primitivistes portées vers l’action directe, dont les auteurs les plus prolifiques nous semblent être nord-américains. Même si les acteurs centraux de la technocritique radicale française que sont Pièces & Main d’œuvre ou les éditions de l’Encyclopédie des Nuisances (EDN) ont œuvré, dès avant le tournant du siècle, à la réception d’auteurs radicaux (par exemple, l’EDN traduit le manifeste d’Unabomber en 1998), il nous semble néanmoins que l’émergence d’un véritable environnementalisme insurrectionnel, porté donc vers l’action violente et décisive contre la civilisation techno-industrielle, ne se fait dans le paysage français qu’à travers un noyau extrêmement réduit au milieu des années 2010.
Une première étape fut probablement la fondation, fin 2014, du média Le Partage. À l’époque, le premier « A » de Partage est rouge et cerclé (voir l’archive du site). Mais dès le départ, le site web adopte une ligne écologiste radicale, se référant à des militants écologistes relativement peu connus comme Thierry Sallantin, mais surtout appuyée par l’emprunt à des auteurs américains comme Derrick Jensen, l’un des initiateurs du mouvement Deep Green Resistance (DGR) qui appelle à la « guerre écologique décisive » contre la civilisation industrielle, autrement dit à précipiter l’effondrement. Un mouvement né en 2011 aux USA qui n’avait jusqu’alors guère trouvé de réception en France.
Le Partage est ainsi né un an à peine avant la branche française de Deep Green Resistance, dotée d’un site internet depuis fin 2015 (voir l’archive), mais qui ne gagnera véritablement en popularité que plusieurs années plus tard, en 2018, lors de l’apparition des Éditions Libre et de leur traduction des deux volumes de l’ouvrage programmatique Deep Green Resistance : un mouvement pour sauver la planète. En fait, Le Partage, Deep Green Resistance France et les Éditions Libre sont le fait d’un même noyau militant dont le meneur et porte-parole de DGR France se trouve d’ailleurs être franco-américain, expliquant peut-être, aussi, le transfert de ces idées.

Deep Green Resistance appelle explicitement à la « Guerre écologique décisive » (GED) contre la civilisation industrielle, autrement dit à provoquer l’effondrement du système actuel basé sur le progrès technologique et son application industrielle, accusés d’être la cause fondamentale du « biocide » en cours. Pour ce faire, le 2e tome de l’ouvrage programmatique détaille les méthodes à employer et incite particulièrement à cibler les infrastructures critiques sur lesquelles repose la société contemporaine. Si l’accent est donc mis sur l’action violente contre les biens (sabotage de cibles stratégiques), de tels agissements peuvent avoir des conséquence sur les personnes, ce que l’auteur assume et défend en assurant que « quoique vous fassiez, vous aurez du sang sur les mains. Si vous participez à l’économie mondialisée, vous avez du sang sur les mains (…). » Mais en dépit de la mise en circulation de ces idées dans le paysage militant francophone et de la constitution d’une branche française de DGR, aucune action d’une telle ampleur n’a été constatée ni officiellement déjouée à l’heure où nous écrivons ces lignes. Contrairement à ce que l’on avait pu observer lors de l’agitation de la menace terroriste dite d’ultra-gauche dans la foulée de la publication de L’insurrection qui vient par un mystérieux Comité invisible en 2007, qui avait fourni un élément clé du narratif de l' »affaire de Tarnac » (cf. infra), le risque écoterroriste n’a guère fait l’objet de communications particulières des services de sécurité en France.
Mais ces idées progressent et les Éditions Libre ont publié d’autres ouvrages qui tendent à valider l’usage de la violence politique. Citons notamment, dans la collection « Culture de résistance » : Comment la non-violence protège l’État : essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux (Peter Gelderloos), qui reçut un chaleureux accueil des milieux militants ; Full Spectrum Resistance d’Aric McBay, qui digère l’héritage de la Résistance et d’autres mouvements de lutte armée asymétrique et destine ses enseignements à « la part grandissante de la population qui est déçue de « l’activisme » progressiste, fatiguée par les marches et les pétitions, et qui, face à l’urgence écologique et sociale cherche à provoquer de véritables changements. » ; et prochainement une Histoire du sabotage par Victor Cachard.
Paru en 2020 chez un autre éditeur La Fabrique (connu notamment pour publier les ouvrages du Comité invisible), l’ouvrage Comment saboter un pipeline d’Andreas Malm a lui aussi reçu un très bon accueil des milieux activistes et semble témoigner d’une certaine progression des appels à l’action directe dans le paysage intellectuel francophone de même que d’une acceptabilité croissante de cette tendance dans les discours écologistes. Nous citons la quatrième de couverture : « Nous dressons nos campements de solutions durables. Nous manifestons, nous bloquons, nous adressons des listes de revendications à des ministres, nous nous enchaînons aux grilles, nous nous collons au bitume, nous manifestons à nouveau le lendemain. Nous sommes toujours parfaitement, impeccablement pacifiques. Nous sommes plus nombreux, incomparablement plus nombreux. Il y a maintenant un ton de désespoir dans nos voix ; nous parlons d’extinction et d’avenir annulé. Et pourtant, les affaires continuent tout à fait comme avant – business as usual. À quel moment nous déciderons-nous à passer au stade supérieur ? »
Autre symptôme de l’essor de cette tendance, nous relevons la création en 2017 du média militant drômois Ricochets, à la ligne éditoriale radicalement technocritique et anti-industrielle. Pour ne citer que quelques exemples de parutions concentrées dans la première quinzaine du mois de novembre 2021, relevons entre autres titres évocateurs de : « Le mythe de la non-violence : podcast et article pour sortir de l’impuissance et de la défaite » (sous-titré « Pour s’affranchir des habitudes tactiques qui profitent aux puissants et à la perpétuation de la machine ») ; « Mouvement climat & marches climat : échec total des stratégies de massification, de réformisme et des postures de demandes aux dirigeants » (qui s’adresse clairement aux militants déçus des luttes environnementalistes « grand public ») ; « Le problème n’est pas le réchauffement climatique global, mais la civilisation industrielle, ses bases matérielles, technologiques et culturelles » (qui renvoie notamment vers le mouvement Deep Green Resistance ou encore vers le dernier livre de Theodore Kaczynski) ; « Prévente du livre « Histoire du sabotage » en deux tomes ». Ce média a d’ailleurs fait et fait encore l’objet de poursuites judiciaires pour des délits de provocation ou d’apologie d’actions violentes (voir notamment ici et là).
Dernier né, nous semble-t-il, des médias écologistes radicaux réellement actifs et prônant la destruction (ou, en l’occurence, le « démantèlement ») de la civilisation industrielle, le blog Floraisons se fait également l’écho, depuis son apparition en 2019, des publications des Editions Libre, des auteurs de Deep Green Resistance et d’autres penseurs.
Fin 2020, une brochure intitulée Qu’est-ce que l’anarcho-primitivisme ? commence à circuler dans les milieux activistes d’extrême-gauche. Il s’agit en fait d’une traduction d’un texte américain publié 15 ans plus tôt sur un blog militant. Une introduction critique à ce courant de pensée qui témoigne d’un intérêt grandissant de la part des activistes de gauche pour la techno-critique et les considérations « anti-civ » de l’écologie profonde.
Si d’autres initiatives comme vert-resistance.org, ou vous-netes-pas-seuls.org promeuvent également ce type d’actions directes avec plus ou moins de virulence et tissent ainsi un réseau de diffusion et d’appropriation des publications, notamment, des Editions Libre, ces groupuscules restent peu actifs dans leurs productions en sources ouvertes. Cela n’est toutefois pas étonnant dans la mesure où les actions directes prônées sont illégales et appellent donc une certaine discrétion.

Mais retenons provisoirement qu’en dépit de la radicalisation du discours, on peine à discerner des passages à l’acte aussi efficaces et/ou nombreux que ce que les stratégies de destruction de la civilisation impliqueraient. Il semble que la majorité des actes de sabotage susceptibles d’être rattachés à cette mouvance concerne les infrastructures de télécommunication, et singulièrement les antennes 5G.
Focus sur les sabotages d’antennes 5G
Saboter les infrastructures de communication est un classique de l’action subversive : cela peut tout simplement viser la désorganisation de l’État ou d’un ennemi en particulier dans une perspective insurrectionnelle par exemple. Autrement dit, tel sabotage n’est pas nécessairement le signe d’une action d’inspiration technocritique. C’est pourtant bien cette sensibilité qui s’exprime dans plusieurs revendications de ces actes, dont nous citons ici quelques exemples qui nous paraissent symptomatiques de la technocritique radicale qui pousse des individus ou des groupuscules à agir de la sorte. Une partie de ces actes pourrait avoir été inspirée par un texte relayé sur les réseaux d’extrême-gauche en avril 2020, au terme du premier mois de confinement, dont la tonalité n’est pas cependant pas aussi radicalement technocritique que certaines des revendications qui suivent, mais qui appelait plus généralement à un soulèvement : « En mai, fais ce qu’il te plaît : un appel au conflit ».
« Je fais partie de celles et ceux qui, au premier retentissement de l’ordre étatique et sanitaire, ont refusé de s’enfermer chez elles/eux et sont sorti-e-s pour s’attaquer directement à un des piliers de la domination ». C’est ainsi qu’un dénommé Boris, condamné pour la destruction volontaire d’antennes 5G en avril 2020, conclut la revendication de son acte dans une tribune de juin 2021 relayée sur les réseaux d’extrême-gauche. Ce texte témoigne d’une véritable sensibilité au discours technocritique, dénonçant notamment le « techno-totaliratisme » et la « domination technologique », avec des accents d’écologie radicale très nets, évoquant notamment « ce que la domination appelle « progrès », « civilisation », et notamment les « énergies dites « vertes », […] la pseudo transition énergétique qui n’est en réalité qu’une accumulation des ressources […] qui sèment cancers, dévastation et mort […]. »
Ce cas n’est pas isolé. Début 2021 par exemple, une revendication de destructions volontaires en Isère, elle aussi relayée sur ces réseaux militants, était signée « des lycanthrophes » (c’est-à-dire des loups-garous). Elle exprimait notamment que : « Si, pour nous, s’en prendre à des installateurs, des réparateurs ou des fournisseurs de cables fait sens, ce n’est pas pour protester contre la 5G en particulier mais bien dans un cadre plus large, de combat contre le techno-monde. Nous ne pouvons pas rester spectateurs face à cette méga-machine qui s’étend partout en pillant, détruisant, mesurant et controlant tout ce qui vit. Il ne nous intéresse plus de se lamenter sans fin sur l’impossibilité de vaincre, ni sur l’illusion de subvertir certaines technologies afin de « hacker » la machine (ce qui peut d’ailleurs être pertinent à certaines occasions au sein d’un conflit multiforme plus large, mais certainement pas représenter une fin en soi). » La désignation d’une créature fantastique en guise de signature pourrait être une référence à l’Earth Liberation Front – ELF, dont les membres s’appelaient parfois « les elfes » dans leurs propres revendications (ce qui consistait donc en un détournement de l’acronyme ELF).
Une autre revendication datée du début de l’année 2022 explique quant à elle : « La nuit du 11 au 12 janvier, une antenne-relais 5G a été sabotée à Toulouse dans le quartier des Septs-Deniers. Cette semaine-là, trois grèves se sont succédées : l’hôpital et le médico-social, éboueurs, éducation. Aucun secteur ne sera épargné par l’austérité. Nous avons souhaité participer ainsi à la convergence des luttes, en touchant là où le contrôle et la nouvelle économie convergent : le numérique. » Ici donc, le numérique est perçu comme la clé de voûte d’un ordre politique, économique et social contesté.
Plus d’une action tous les 3 jours ?
Dans un conséquent dossier consacré à la question, le média écologiste Reporterre opérait un recensement en sources ouvertes des cas de sabotage. Entre janvier 2020 et décembre 2021, le média a compté 140 actions couvertes par la presse, le plus souvent localement. Mais en avril 2021, France Inter affirmait avoir consulté une note des services du Ministère de l’Intérieur évoquant 174 actes recensés en un an. Soit près d’une action tous les 2 jours. Ce chiffre n’est pas anodin si l’on considère le risque pénal (des peines de prison ferme ont été prononcées) que ce type d’initiative comporte, lui-même adossé à un danger bien réel (endommager de tels équipements peut priver des zones entières de communication – ce qui peut mettre des personnes en danger). Cela semble bien traduire une lame de fond, une radicalisation sourde, mais réelle.
Pourquoi ?
Les revendications que nous avons citées en introduction de ce focus sont toutes issues de réseaux activistes d’extrême-gauche, qui ont également mis en circulation des guides très opérationnels expliquants la démarche à suivre pour réaliser de tels actes de sabotage. Néanmoins, ce bord de l’échiquier politique n’a pas le monopole de l’opposition à la 5G, ni des actes de sabotage. En septembre 2021, deux moines intégristes du Beaujolais étaient interpellés pour de tels faits. Il est rapporté que ceux-ci étaient « contre la modernité », mais également qu’ils entendaient « prémunir la population contre les dangers des ondes ».
De fait, la question de la 5G a cristallisé beaucoup de tensions technocritiques, technosceptiques et technophobes à la fois, tout comme d’autres technologies nouvelles et déployées sur décision de l’État (on pense par exemple au compteur connecté Linky). La question des risques sanitaires, celle du contrôle social, mais aussi de l’utilité d’une telle innovation s’est posée dans la population, notamment sous l’influence d’activistes écologistes, mais n’a malheureusement pas fait l’objet d’un véritable débat public permettant de de rendre intelligible et peut-être de favoriser l’acceptabilité du choix politique de déployer cette technologie.
Comme le relève Reporterre dans son dossier, le débat se trouve également dépolitisé par l’usage croissant du disqualificatif de complotiste ou de conspirationniste pour exclure les saboteurs du champ d’un débat raisonnable. De fait, certaines conceptions anti-5G peuvent être inspirées par de pures fake news et la pandémie a donné l’occasion à des combinaisons de fausses informations ou des théories relativement improbables de circuler. Cela suffit-il pour autant à cerner un tel mouvement ? Assurément pas.
Pour l’un des témoins interrogés, « on retrouve parmi les saboteurs d’anciens Gilets jaunes, des catholiques, des anarchistes, etc. C’est très large et les raisons d’agir sont multiples. Mais au-delà de ces différences, il y a aussi un sentiment partagé par tous, très palpable. » Un autre poursuit : « le complotisme a toujours été un outil rhétorique pour délégitimer un mouvement. On l’a vu avec les Gilets jaunes. Après avoir joué la carte homophobe, antisémite et raciste, le complotisme est devenu le nouveau mot-valise du pouvoir. Les autorités tentent de faire passer les saboteurs pour des loups solitaires, des personnes esseulées. »
A lire les seules revendications que nous citions plus haut, il est clair qu’il y a, derrière ce qu’il est peut-être facile de ranger dans la catégorie des « théories du complot », une lecture technocritique très rationnelle et aboutie du « techno-monde » dont la 5G serait l’une des dernières briques en date.
Vers un front « complotiste » / anti-mondialiste violent d’inspiration technocritique ?
C’est un qualificatif qui s’est installé dans plusieurs communications récentes de l’anti-territorisme français au cours des derniers mois : le « complotisme » ou « conspirationnisme » semble parfois inspirer des passages à l’action violente. Il est d’ailleurs souvent accolé à un autre terme qu’est celui de « survivalisme ». Cet univers complotiste et survivaliste est la plupart du temps rattaché à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Ce fût le cas notamment à propos de Rémy Daillet, interpellé en octobre 2021 suite à des communications sur un projet de coup d’État et après avoir été impliqué dans l’enlèvement d’une enfant plus tôt dans l’année. Probablement l’exemple le plus représentatif de cette tendance dans l’actualité récente.
Il est bien évident que le complotisme n’est pas, en soi, une doctrine violente. Le risque d’un passage à l’action violente de personnes ou groupes convaincus par les thèses conspirationnistes est en revanche accru si ceux-ci ne perçoivent pas d’autre échappatoire à la menace qu’ils perçoivent : en cela, les mesures de contrainte mises en place lors, notamment, de la crise sanitaire, ont certainement agi comme un moteur de certaines initiatives. Aussi est-il possible qu’en se structurant et en se liguant, ces lectures regroupent des forces politiques suffisamment fortes qui pourraient, elles aussi, décider de rentrer dans un conflit violent avec ceux qui sont désignés comme ennemis selon ces analyses.
Complotisme, mondialisme, néo-libéralisme… et technologies
Nous posons qu’il serait hasardeux de réduire ces tendances à un seul champ du spectre politique : selon nous, un « front » d’inspiration « conspirationniste » pourrait être en voie de (re)constitution et transcender le clivage « horizontal » (droite/gauche) pour s’inscrire dans un clivage « vertical » (peuple/élites ; dominés/dominants…). En effet, si l’on met de côté les pures fake news et théories fantaisistes qui peuvent certes influencer certaines consciences mais sont difficilement rattachables à un courant de pensée politique, ce que l’on qualifie aujourd’hui couramment d’interprétations « complotistes » se concentre très souvent sur un même point : une lecture du « mondialisme » (comme il est généralement désigné dans l’hémisphère droit de l’échiquier politique) et/ou du « néo-libéralisme » (selon la terminologie plutôt employée du côté gauche), ces deux « ennemis » désignés se recoupant assez largement. Les cibles de ces critiques sont toujours une certaine élite influente/puissante œuvrant à l’échelon inter/supranational et hors du contrôle démocratique, donc supposément hors de portée de la souveraineté populaire : c’est pourquoi on qualifie souvent de « populistes » les penseurs ou meneurs politiques qui prennent parti pour « le peuple » contre lesdites élites.
Qui sont-elles ? L’assez vaste ensemble qui œuvre à une certaine gouvernance supra-nationale (le fameux « ordre mondial ») : les sommets comme le Forum économique mondial de Davos (dont le président et fondateur n’est autre que Klaus Schwab, l’auteur de la vision programmatique du Great reset, abondamment commentée par la « complosphère ») ; des organisations internationales comme l’OMC, l’OMS ou encore l’OTAN ; les grandes fondations, souvent américaines, leurs réseaux tentaculaires et leurs initiateurs (George Soros, Bill et Melinda Gates, Rockefeller…) ; des cabinets de conseils américains comme McKinsey ; etc. Dans certains discours, surtout à l’extrême-droite, la dénonciation de ces élites se mêle souvent d’affects classiques dans ces traditions politiques : antisémitisme et judéophobie, anti-maçonnisme, lecture spiritualiste d’inspiration chrétienne… A l’extrême-gauche, c’est surtout la doctrine capitaliste néo-libérale, dont lesdites élites sont accusées d’être les principaux promoteurs, qui est dénoncée en même temps que ses conséquences sociales, écologiques, politiques… Si les analyses d’extrême-gauche sont moins souvent qualifiées de complotistes que les analyses d’extrême-droite, c’est parce que les intentions prêtées aux élites sont généralement moins extrêmes et que les grilles de lecture appliquées sont parfois plus solides et empruntent au vocabulaire classique de l’anticapitalisme et d’autres sensibilités plus communément admises dans le débat public.
Le rapport avec la technologie ? C’est que celle-ci est bien souvent identifiée comme l’instrument privilégié du pouvoir ainsi dénoncé, dont la matrice idéologique serait foncièrement technologiste : avant de théoriser le Great reset, Klaus Schwab avait théorisé la « quatrième révolution industrielle » impulsée par les technologies du numérique ; les idéaux transhumanistes sont ouvertement promus par une partie de ces personnalités ; la grande porosité entre les milieux militaire, la communauté du renseignement, le monde de la recherche et celui de l’économie aux États-Unis d’Amérique a favorisé le développement d’un certain nombre de produits technologiques et de concepts potentiellement militarisables (technologies duales ; cybernétique et ingénierie sociale…) et donc susceptible d’être utilisées dans le but de nuire ; etc. Or, dès lors que l’on prête (à tort ou à raison) des intentions (jugées) néfastes à ces élites telles que continuer à détruire la planète en pensant pouvoir la réparer grâce au progrès technique, changer la nature humaine et atteindre l’immortalité, créer une société entièrement robotisée/numérisée ou encore éradiquer une grande part de la population mondiale devenue inutile (et donc supposément coûteuse et dangereuse) pour les plus riches compte tenu des progrès de la technique, il devient logique que les solutions technologiques qu’ils promeuvent suscitent de la méfiance voire une très nette défiance. Cela ne suffit évidemment pas pour valider les théories conspirationnistes, pour certaines crédibles et construites, pour d’autres clairement abusives bien que la plupart du temps basées sur des éléments factuels surinterprétés, mais explique le ressentiment et l’angoisse parfois très profonde que ces représentations peuvent susciter.
La citation ci-dessous, extraite d’un ouvrage classé à l’extrême-droite (édite par Kontre Kulture, maison d’édition fondée par Alain Soral), datant de 2015, nous semble bien résumer l’ambiance technocritique voire technophobe créée par les analyses qualifiées de complotistes. En l’occurence, le conspirationnisme est patent : il s’agit bien d’attribuer un dessein, « un plan » néfaste à une « oligarchie » réalisés essentiellement par des moyens technologiques.
Le temps qui se détraque, les catastrophes météorologiques à répétition, dus au CO2 vraiment ? Des documents déclassifiés de l’armée, des experts repentis, des scientifiques intègres parlent, eux, de guerre climatique. Quelles meilleures armes que celles qui se dissimulent sous des phénomènes naturels ! Beaucoup d’entre nous ont entendu parler des diverses expériences de la CIA, toutes plus horrifiantes les unes que les autres. Mais combien savent qu’elles touchent le commun des mortels, que nous sommes tous victimes des armes bactériologiques, des implants, des nanoparticules, des mutations génétiques, des manipulations mentales, exposés aux perspectives terrifiantes ouvertes par le transhumanisme et l’eugénisme qui sont le but de nos élites ? Si nous ne nous y opposons pas, demain, ces nouvelles technologies au service des puissants feront de nous au mieux des pions, au pire des esclaves. Plus ou moins tenus secrets, ces projets revêtent tous un alibi humanitaire : la faim dans le monde, le réchauffement climatique, la santé, l’écologie, la sécurité… En réalité, ils obéissent tous au plan d’une oligarchie qui n’a plus besoin de toutes « ces bouches inutiles », comme ses membres nous appellent en privé, et qui se donne ouvertement comme objectif de réduire l’humanité à 500 millions d’individus. Le plus grand génocide de l’histoire est en marche dans la désinformation la plus totale.
Quatrième de couverture de La guerre secrète contre les peuples (2015) de Claire Séverac, préfacé par Pierre Hillard, auteur bien connu de la mouvance anti-mondialiste de l’extrême-droite catholique
Complotisme, anti-mondialisme et dérives violentes à l’extrême-droite
Mettons de côté le cas de la menace terroriste d’extrême-droite mue par les seules considérations « classiques » et « attendues » de ce bord politique (questions identitaires/civilisationnelles ; nationalisme ; accélérationnisme…), elles-mêmes moteurs de certains projets terroristes récents en France, mais qui n’intéressent pas directement notre propos centré sur les inspirations technocritiques, technophobes ou technosceptiques.
Des précédents à l’étranger
Le terroriste norvégien Anders Behring Breivik, auteur des attentats d’Oslo et d’Utøya en 2011 et clairement affilié aux courants idéologiques d’extrême-droite, reproduisait dans un testament politique conspirationniste à bien des égards (intitulé 2083 – A European Déclaration of Independence) de très nombreuses parties du manifeste d’Unabomber, sans d’ailleurs en mentionner la source. Le caractère pour le moins confus de ce document rend difficile l’interprétation de la dimension technocritique de la pensée et des actes du terroriste. Cette citation rend néanmoins compte de la circulation de ces idées et de leur possible appropriation dans un discours violent à l’extrême-droite.
Plus récemment, le potentiel violent des tendances conspirationnistes a été mis en lumière, aux États-Unis d’Amérique, par l’assaut du Capitol par des militants pro-Trump, rattachés à la mouvance QAnon, le 6 janvier 2021. L’émeute a fait 4 morts et de nombreux blessés. Suite à la contestation du résultat des élections présidentielles américaines de 2020, la mouvance conspirationniste et trumpiste, particulièrement active en ligne, aurait déterminé les émeutiers dont un grand nombre arborait des références explicites à ce courant difficile à circonscrire et à définir. Le terme de méta-complotisme proposé par Chine Labbé nous paraît bien définir ce phénomène qui s’apparente à une grille de lecture débouchant systématiquement sur une compréhension alternative des faits et s’empare ainsi des moindres remous de l’actualité pour les recycler selon des interprétations complotistes parfois tout à fait déconcertantes. La question du rapport à la technologie n’y est pas centrale mais là encore, selon le schéma assez classique du complotisme d’extrême-droite, on retrouve une certaine défiance à l’égard des solutions technologiques et de ceux qui les proposent voire les imposent, perçus comme pouvant poursuivre des intentions de nuire.
Une menace en France ?
Ces courants de pensée, plus ou moins construits, prolifèrent partout à travers le monde et notamment en France. Mais si des auteurs francophones travaillent et diffusent de telles théories, ils n’appellent pas pour autant à l’action violente. Celle-ci n’est cependant pas exclue, comme les récents coups de filets anti-terroristes sur lesquels la DGSI a communiqué en témoigne, mais semble essentiellement le fait d’individus ou de groupuscules relativement marginaux, lesquels n’entretiennent pas toujours de liens avec des groupes militants constitués, connus et identifiés de cette galaxie activiste.
Ce qui inquiète les autorités, c’est notamment l’armement d’une partie de cette population adhérant au survivalisme, qui n’est pas non plus une doctrine politique d’action violente mais une tendance qui consiste à anticiper et à se préparer à un éventuel effondrement de la civilisation ou, du moins, à des crises majeures qui dégraderaient considérablement les conditions de vie habituelles. Parmi les éléments d’une telle préparation, l’armement est relativement incontournable : il permet de se nourrir de la chasse ainsi que d’assurer sa défense. Si en France, la législation sur les armes est bien plus restrictive que dans d’autres pays (notamment les Etats-Unis d’Amérique), l’acquisition parfois massive d’armes par certains survivalistes entraîne mécaniquement le risque de voir un individu ou un groupe en possession de moyens importants de nuire basculer dans la violence. Pour autant, le survivalisme n’est pas en soi une doctrine politique, ni une incitation à la violence.
La proximité entre milieux survivalistes, d’extrême-droite et conspirationnistes est un fait, incarné par plusieurs personnalités comme Piere San Giorgio, qui a notamment animé avec Pierre Hillard des conférences sur le thème Comprendre le mondialisme et y survivre, organisées par l’association Égalité & Réconciliation d’Alain Soral. Là encore, la préparation à un éventuel effondrement (ou à une pression sociale tellement forte de la part des autorités qu’elle exigerait, pour ceux qui veulent y échapper, une forme de recours à la vie sauvage, en marge de la société d’abondance) n’est en rien un appel à la violence. Mais certains groupes ou individus sensibles à cette question et armés en conséquence peuvent aller chercher ailleurs, dans des doctrines politiques violentes plus « classiques », la motivation d’un éventuel passage à l’acte.

Le survivalisme peut en outre être rapproché de la collapsologie en vogue chez certains écologistes qui, eux aussi, anticipent (voire souhaitent, comme nous l’avons vu plus haut) l’effondrement de la civilisation telle que nous la connaissons. Et l’on retrouve dans ces deux courants l’idée que le système qui tient cette civilisation peut rompre à tout moment, voire devrait y être aidée.
Complotisme, lutte contre le néo-libéralisme et aspirations révolutionnaires à l’extrême-gauche

Le 21 janvier 2022 paraissait un Manifeste conspirationniste anonyme mais attribué à Julien Coupat et au Comité invisible, groupe énigmatique qui avait signé L’insurrection qui vient (2007) – ouvrage qui restera associé à l’affaire dite de Tarnac dans laquelle Julien Coupat, Mathieu Burnel et plusieurs autres militants d’extrême-gauche ont été accusés d’avoir saboté des caténaires de lignes à grande vitesse avant d’être finalement relaxés après 10 ans de procès durant lesquelles le dossier s’est littéralement dégonflé – puis d’A nos amis (2014), et enfin de Maintenant (2017). La question de la violence politique à des fins révolutionnaires traverse chacun de ces trois ouvrages qui sont devenus les références d’une génération émeutière aspirant à l’ingouvernabilité, souvent rattachée à la mouvance dite (anarcho-)autonome et à « l’ultra-gauche », en dépit de la récusation par leurs auteurs de toutes les affiliations et de toutes les récupérations. Néanmoins, la veille de sa parution, le Comité invisible a fait comprendre via Twitter que le Manifeste conspirationniste ne saurait lui être attribué.
Cet ouvrage n’en est pas moins fidèle, sinon au Comité invisible dans toute son œuvre, au moins à l’esprit et aux aspirations qui s’en dégageaient déjà. Néanmoins, le rapport à la technologie paraissait moins inquiet dans ses ouvrages : un chapitre d’A nos amis (2014) intitulé « Fuck of Google » s’arrêtait déjà sur le problème de la cybernétique et considérait « le problème de la technique » comme « point d’aveuglement (…) du mouvement révolutionnaire ». Technophiles et technophobes y étaient renvoyés dos à dos, et la technique était opposée à la technologie, cette dernière étant définie non pas comme « le parachèvement des techniques, mais au contraire l’expropriation des humains de leurs différentes techniques constitutives. » L’idée : accepter la technique mais récuser un technologisme perçu comme essence du capitalisme.
Le Manifeste conspirationniste poursuit cette réflexion dans l’analyse de la crise sanitaire et de sa gestion, marquées par une extrême pression et accélération technologiques. Et il s’aventure effectivement pour cela sur les terrains d’enquête et de généalogie que l’on relègue aujourd’hui, dans le débat public, à la « complosphère » : les élites mondialisées/mondialistes (« cosmocrates ») et l’idéologie néo-libérale, la dualité (civile/militaire) des technologies et techniques à l’œuvre dans la gestion de la crise, la question du dérèglement/de la destruction du monde par la technologie et de la foi dans celle-ci même pour surmonter cette question, le problème du contrôle social, etc. Ce n’en est pas moins, en dépit de la tendance à classer artificiellement tout conspirationnisme à l’extrême-droite, un ouvrage qui s’ancre à gauche si tant est que cette répartition horizontale des idées puisse avoir du sens en l’espèce. C’est en tout cas bien un ouvrage révolutionnaire, foncièrement hostile au capitalisme néo-libéal, au néo-conservatisme, à la réaction, prônant l’ingouvernabilité des êtres et l’insoumission à l’ordre économique dont la technologie apparaît être l’outil privilégié.
En cela, le courant de pensée que ce livre incarne est peut-être resté fidèle à la première intuition d’une extrême-gauche liguée contre la mondialisation (ou globalisation) et le néo-libéralisme à la fin des années 1990, qui s’était révélée lors des manifestations de Seattle que nous avons déjà évoquée et s’était illustrée dans une série d’émeutes et de contre-sommets internationaux au cours des années 2000, puis dans la succession des mouvements sociaux parfois violents qui ont éclaté partout dans le Monde jusqu’en 2019 – comme le souligne bien le Manifeste.
Mais ce qui nous intéresse surtout ici est que l’ouvrage conclut, dans la droite ligne des écrits révolutionnaires du Comité invisible, à la nécessité de conspirer, invitant par ailleurs à la clandestinité pour déjouer une répression toujours plus efficace. La question précise des modalités d’action n’est donc pas envisagée. Si l’auteur affirme « Nous voulons nous venger », et que « Nous devons simplement nous débarrasser d’eux », que « C’est une guerre » qui « appelle des stratégies, une répartition des rôles, la mise en branle de ressources matérielles et subjectives », il explique également que « c’est le paradoxe propre aux énoncés stratégiques actifs que leur formulation publique contrevient comme telle à leur réalisation pratique. » Autrement dit : il y a un appel à conspirer, mais une conscience de ce qu’une conspiration qui se révèle est vouée à l’échec. Nous n’en saurons donc pas plus sur les moyens à employer – dont la désignation appartient au lecteur convaincu.
Du papier à la réalité
Les inspirations technocritiques et conspirationnistes d’extrême-gauche, dont ce livre prouve qu’elles peuvent bel et bien exister, trouvent-elles un écho perceptible dans les faits chez les activistes ? Il semble en tout cas que la propagation de ce type d’analyse et de discours reste minoritaire au sein des milieux militants de ce bord de l’échiquier politique. Les mouvements d’opposition à la politique sanitaire l’ont bien montré jusqu’ici : si une partie de l’extrême-gauche s’est mobilisée, notamment contre le pass sanitaire, les manifestations n’ont jamais atteint le niveau de violence constaté, encore dernièrement, contre la loi sécurité globale par exemple et où l' »ultra-gauche » s’était illustrée.
Certaines actions violentes ponctuelles et revendiquées l’ont été par l’extrême-gauche (exemple des incendies volontaires contre l’ARS de Limoges), tout comme – semble-t-il – la plupart des sabotages d’antennes 5G. Mais le moins que l’on puisse dire est que la lecture de la situation faite dans ces milieux n’est pas unanime : une certaine défiance à l’égard des thèses conspirationnistes y règne d’ailleurs, notamment à cause de l’association de celles-ci avec les courants d’extrême-droite. Quant à savoir si le Manifeste conspirationniste fera progresser ce discours dans ce milieu et l’incitera à une mobilisation plus proactive, il est encore trop tôt pour le dire.
C’est certainement chez les plus concernés par la question écologique et la menace (ou la perspective heureuse, selon les points de vue) de l’effondrement de la civilisation que le Manifeste conspirationniste trouvera écho. D’ailleurs, c’est le média militant écologiste Reporterre qui en a signé la recension la moins négative à notre connaissance.
Conclusion : un risque d’explosion ?
Si les actions violentes imputables à une inspiration technocritique, technosceptique ou technophobe sont, même dans le cadre du mouvement d’opposition à la politique sanitaire, restés à un niveau global d’intensité relativement faible à l’heure où nous écrivons ces lignes, force est de constater l’intensification des signaux pouvant laisser imaginer une multiplication et/ou un accroissement de la violence d’actions futures.
Non seulement les discours politiques posant clairement et acceptant la question de l’usage de la violence politique comme méthode de lutte semblent proliférer, mais un rapport défiant à la technologie semble également se répandre comme une tâche d’huile au sein de la population – tous bords politiques confondus.
La profusion d’idées, incitations ou apologies de l’action violente semble bien traduire une accélération indexée d’une part sur la perception du changement climatique et de l’inaction supposée des puissances qui devraient réagir face à celle-ci selon les militants (grandes entreprises, grandes industries polluantes, gouvernements…), mais également sur la perception d’une contrainte technologique qui accélère elle aussi, via la numérisation des modes de vie, de communication, de travail, de la santé, etc. ainsi que la convergence des technologies, a fortiori depuis le début de la crise du Covid-19. Un double étau se resserre : celui qui enserre la fenêtre de tir où il serait possible de sauver le climat/la planète, et celui d’un contrôle social (voire d’une nuisance technologique volontaire selon certaines lectures conspirationnistes) de plus en plus difficile à esquiver.
C’est précisément ce sentiment d’urgence, la pression de l’accélération et dans le cas de la gestion de la crise sanitaire de la contrainte, qui sont susceptibles de motiver des passages à l’acte plus ou moins désespérés. Mais à moyen ou long terme, la profusion d’analyses et d’idées technocritiques convergentes que la crise actuelle, sanitaire, écologique et sociale révèlent, pourrait aussi coaguler une force intellectuelle et politique structurée qui, en fonction de la place qu’elle arrivera à prendre dans le débat public et des résistances du « système » en place que tous ces courants de pensée dénoncent, sera plus ou moins portée vers l’action directe.