Les luttes écologistes toujours plus efficaces ?

Fin 2021, une partie des milieux militants écologistes se félicitait d’avoir remporté de nombreuses victoires au cours de différentes luttes engagées, localement, contre des projets d’implantation ou de construction notamment. Il est vrai que la multiplication des abandons de projets tels que ceux de Decathlon à Montpellier ou d’Amazon dans le Gard comme ailleurs continue de porter le souffle initié ces dernières années par les gains plus spectaculaires encore des luttes de Sivens, Notre-Dame-des-Landes ou encore Roybon. Le constat enthousiaste des militants est-il justifié, et le cas échéant comment s’explique-t-il ?

Sommaire

Un « mouvement social qui s’ignore » ?

Dans une étude intitulée Les David s’organisent contre Goliath – état des lieux des mobilisations locales les projets inutiles, imposés et polluants en France, publiée par le sociologue Kevin Vacher fin 2021, la question est posée de savoir si les luttes contre les « projets inutiles et imposés » (ainsi qu’il est de coutume de les désigner dans les milieux activistes) ne sont pas un « mouvement social qui ne s’ignore plus ».

De fait, il s’agit pour le moins d’un phénomène de société de grande ampleur. Si l’on ajoute aux luttes contre les grands projets d’implantation et d’aménagement du territoire les conflits concernant des constructions plus modestes (immeubles de logements collectifs par exemple), eux aussi de plus en plus souvent menés au nom de l’écologie, l’estimation d’un nombre de cas s’élevant à « plusieurs milliers en France » selon certains militants paraît plausible. La carte des luttes réalisée par le média militant écologiste Reporterre recense déjà plus de 300 conflits. Assurément, toutes les luttes portées au nom de la cause environnementale contre des projets localisés n’y figurent pas. Certaines d’entre elles n’ont d’ailleurs pas ou très peu de couverture médiatique.

Mais outre le nombre, ce qui accrédite l’idée d’un « mouvement social » est l’identité de ces luttes qui peuvent certes émaner de personnes d’horizons très divers, mais tendent de plus en plus à fonctionner de façon analogue. Non seulement pour ce qui est modalités opérationnelles (guerre de l’information, judiciarisation…), mais aussi parce qu’une culture et un imaginaire du combat sont véhiculés de lutte en lutte et essaiment littéralement, via leur médiatisation notamment. L’affichage de ces conflits éveille des consciences sur la possibilité d’agir, les moyens de le faire, et plus encore sur la posture de légitimité qu’il est possible d’adopter et les victoires qu’il est possible de remporter, même face à des acteurs politiques et/ou économiques puissants. De façon informelle, une sorte de doctrine de combat s’est constituée et les codes s’en sont transmis au gré de la médiatisation de luttes fructueuses, via l’important travail de documentation, diffusion et sensibilisation réalisé par les milieux militants eux-mêmes et à destination d’un public plus large.

Car si dans les milieux militants, ce phénomène est rationalisé (selon la doctrine du « penser global, agir local », où chaque lutte localisée est perçue comme une bataille à mener dans le cadre d’un conflit plus large contre un « monde » dont chaque projet est perçu comme un symptôme), cet imaginaire conscientisé, verbalisé (d’où, par exemple, l’expression consacrée de « projets inutiles et imposés ») et entretenu par le partage continuel des retours d’expérience des différentes luttes, les idées et aspirations profondes qui sous-tendent cet activisme infusent bien plus largement au sein de la société, si bien qu’il n’est plus impossible de voir des riverains des quartiers bourgeois des villes de France s’approprier les tactiques, éléments de langage et postures argumentaires des activistes écologistes et/ou d’extrême-gauche.

D’ailleurs, les buts finaux recherchés n’ont pas forcément à être identiques : l’objectif intermédiaire de lutter contre un projet particulier peut suffire à réaliser la convergence des luttes. Cela vaut entre militants et « simples » riverains (dont les motivations peuvent être plus personnelles que politiques), mais aussi au sein-même des milieux militants où les vues peuvent diverger (voir par exemple le cas de la convergence entre radicaux et modérés contre le projet de méga-scierie Florian à Lannemezan, évoqué dans notre article consacré aux déstabilisations de la filière forêt-bois par la société civile).

Sur quoi repose l’efficacité de ces luttes ?

Ce moment d’auto-analyse des activistes permet d’identifier les forces de ces mouvements, les sources d’une efficacité semble-t-il grandissante. En creux, ce sont évidemment les faiblesses des porteurs de ces projets contestés qui apparaissent. Nous appuyons cette documentation sur des publications militantes datant de cette période de bilan de la fin de l’année 2021, mais aussi sur d’autres publications récentes qui nous semblent fournir des illustrations pertinentes de la montée en compétences des opposants aux projets.

L’effet-réseau

Comme le dit Nicolas Moinet, le réseau c’est « Moi Nous«  (« Moi à la puissance Nous »). Soit un effet de levier, un démultiplicateur dont chaque lutte localisée, et donc isolée, peut bénéficier via l’intermédiation de connecteurs. Cet effet-réseau est vital pour ce type d’activisme.

Outre les relations sociales qui peuvent naître en vue ou à l’occasion de mener ces conflits, l’élément central est l’intelligence collective, dont la base est la production et la diffusion d’information qualifiées (renseignements et expertises) utiles aux luttes. C’est par cette mise en réseau de l’information que chaque citoyen confronté à un projet contestable (selon lui), qu’il soit déjà militant ou non, va trouver les ressources et outils pour engager un rapport de force. C’est également par la production et la mise en circulation d’appels, voire de simples recensements sur différents réseaux militants que chaque lutte localisée va pouvoir bénéficier du « coup de main » d’autres activistes venant potentiellement du monde entier. Cette amplification est décisive pour réunir et conserver les moyens (humains, financiers, intellectuels) d’une action efficace.

La mise en réseau de l’information

La guerre de l’information est un enjeu central de ces luttes, même si des actions directes (par exemple : occupation physique d’un terrain) et, très fréquemment judiciaires (recours attaquant les autorisations d’urbanisme) ou institutionnelles (participation à des consultations…) sont aussi mises en œuvres. Quelles que soient les modalités de lutte choisies, la communication reste au fondement de toute organisation, et constitue un impératif stratégique.

Le Réseau Mutu, structuré en France au tournant des années 2010 dans un esprit proche du réseau Indymedia, (lui-même né de la convergence des luttes anti/alter-mondialistes en 1999), est un parfait exemple du mode de fonctionnement réticulaire employé, en l’occurence, par les milieux activistes de gauche : la plupart des grandes villes y ont leur propre site militant de diffusion d’informations relatives à des luttes locales et animé par des activistes locaux (Rebellyon à Lyon, Dijoncter à Dijon, Manif-Est à Nancy…), mais tous sont en réseau, échangent, et il arrive que des informations circulent ainsi dans toutes les villes à la fois.

Capture d’une publication diffusée le 20 janvier 2022 sur le Réseau Mutu, en l’occurence via le site limousin La Bogue, mais la diffusion sur le Réseau Mutu permet aux autres militants d’autres villes ou régions d’en être avertis

Des dispositifs plus spécifiques visant à veiller/détecter les conflits potentiels : c’était par exemple le cas de VigiBati, un site visant à recenser les permis de construire (PC) partout sur le territoire national afin de « fournir un accès facile et ergonomique à une base de données stratégique et de fournir aux citoyens et associations un moyen simple d’effectuer une veille sur les projets de constructions impactant leur quotidien. » Soit, par exemple, faciliter le travail de détection/contestation d’une association de quartier. Nombre de telles associations font d’ailleurs elles-même ce travail de veille.

Récemment sont apparus les sites luttes-locales.fr et terresdeluttes.fr, sur lesquels est diffusée l’étude Les David s’organisent contre Goliath, et qui proposent quant à eux une boîte à outils très fournie pour organiser, mobiliser, communiquer sur les projets contestés et les attaquer en justice.

Le rapport aux médias

L’effet-réseau joue aussi dans le rapport aux médias, ici entendus comme vecteurs d’information à destination du grand public – à la différence de sites spécialisés comme ceux du Réseau Mutu qui, s’ils sont ouverts à tous, s’adressent principalement aux militants et visent la circulation d’information dans les milieux activistes.

Ces milieux activistes ont aussi su créer et entretenir des médias davantage tournés vers le grand public, alimentés sur un ton journalistique, mais qui gardent néanmoins une empreinte militante forte et revendiquée. On peut par exemple citer Basta (porté par l’association Alter-médias, soutenue notamment par la Fondation pour le Progrès de l’Homme qui finance également plusieurs associations actives dans les luttes contre certains grands projets telles que Les Amis de la Terre) ; ou encore Rapports de force. Ces médias amplifient la couverture médiatique de certaines luttes et favorisent le « recrutement » de sympathisants en créant un environnement informationnel favorable.

A plus large spectre encore, les luttes écologistes et de gauche savent pouvoir compter sur certains médias et journalistes sensibles à ces causes, qui peuvent devenir des relais pertinents dans le cadre d’une guerre de l’information menée contre un projet et ainsi étendre encore le spectre des personnes ralliées à la cause. Par exemple, le média Rue 89 Strasbourg se déclare « sensible aux luttes sociales, aux effets pervers du système capitaliste et consumériste sur les hommes, les animaux et les sols, considérant que toute décision publique est politique », même s’il ne revendique aucune appartenance partisane. Ce média a naturellement été un acteur important pour la couverture médiatique du conflit contre le « Grand Contournement Ouest » (GCO) de la ville (voir leurs articles sur le sujet). Notons au passage que les liens affinitaires qui peuvent exister entre journalistes et militants servent la cause dans les deux sens : le journaliste est à la fois un vecteur de diffusion et une source d’information.

Plus astucieux encore, ce reportage nous apprend que les activistes n’hésitent pas à mettre en œuvre des stratégies de séduction pour étendre le réseau (de façon ponctuelle ou durable) et s’attirer les faveurs de nouveaux relais d’influence et organes de presse avec lesquels ils n’entretiennent pas de lien de sympathie particulier : « Les medias ont aussi leur rôle, on l’a bien vu à Fournès, où des connexions médiatiques avec ce territoire prisé d’une certaine gentry parisienne ont pu jouer à fond. » Un pragmatisme tacticien qui peut permettre d’élargir davantage le champ de la couverture médiatique favorable et donc de rendre la cause plus populaire encore, au-delà des milieux militants et sympathisants. Selon la même source, des militants déplorent en revanche que la presse locale (les titres de la PQR – presse quotidienne régionale) soit trop souvent inféodée au pouvoir local – et donc souvent à ceux qui portent les projets. Un constat qui ne se vérifie pas systématiquement selon nous.

La mise en réseau des organisations et des luttes

L’année 2021 fut marquée par l’apparition d’une initiative intéressante, sous le nom de Soulèvements de la Terre. Ce sont encore les militants qui la définissent le mieux : « Les « Soulèvements de la Terre », c’est la tentative de construire un réseau de luttes locales tout en impulsant un mouvement de résistance et de redistribution foncière à plus large échelle. C’est la volonté d’établir un véritable rapport de force en vue d’arracher la terre au ravage industriel et marchand. » Les clés du succès de ce mouvement, qui parvient effectivement à créer une forme de réseau en agrégeant des forces locales et des forces « volantes » (se déplaçant de luttes en luttes), sont les suivantes : communication marquante et non-affiliation (Les Soulèvements de la Terre ne revendiquent pas d’appartenance à un groupe constitué ou une ONG, mais visent au contraire à en fédérer plusieurs sur chaque point de lutte) ; mise en récit et en cohérence (chaque « saison » a son thème et chaque « acte », i.e. chaque lutte locale mise en lumière à l’occasion d’une action, est une partie de l’histoire racontée qui trouve alors du sens et une place dans un conflit plus large et plus déterminant que la seule lutte localisée) ; maîtrise du temps (en annonçant les actions plusieurs semaines ou mois à l’avance, cela laisse le temps au message de circuler, aux militants et aux médias d’anticiper, etc.). Le maillage réalisé de luttes en luttes permet aussi, outre une exposition médiatique accrue, d’essaimer : les forces et faiblesses perçues dans chaque conflit sont identifiées par les militants mobiles qui vont transférer l’expérience de chaque lutte aux autres.

Autre modalité plus classique de la mise en réseau et de la coordination des luttes : la prise en main par une organisation-cheffe de file d’envergure. Si des habitants, riverains et particuliers divers peuvent constituer une association et agir à ce titre, une lutte s’enrichit généralement du soutien d’une grande ONG d’envergure régionale voire nationale qui bénéficie de l’expertise, des ressources et moyens nécessaires à engager favorablement le rapport de force. Des organisations environnementalistes comme Les Amis de la Terre, France Nature Environnement ou Greenpeace, toutes trois agréées par l’État au titre de la protection de l’environnement, constituent ainsi des soutiens de poids. Elles-mêmes sont insérées dans des réseaux d’ONG qui peuvent venir soutenir une lutte en attaquant les projets selon plusieurs angles différents (écologique, social, économique…). Ces organisations « têtes de pont » peuvent aussi faire émerger des réseaux de luttes : par exemple, la campagne Stop Amazon (active contre les nombreux projets d’implantation de la firme américaine) est l’œuvre collective de 3 ONG qui font régulièrement front commun contre divers projets (et sont d’ailleurs financés par des réseaux en partie identiques) : Les Amis de la Terre, Attac et Alternatiba / ANV Cop 21. Elle est également soutenue par Ritimo, un « réseau d’information et de documentation pour la solidarité et le développement durable », qui joue un rôle important de « connecteur » pour l’intelligence collective entre diverses initiatives.

L’expertise et la supériorité informationnelle

Dans les entreprises et les administrations qui portent les projets contestés, la « technocratie » a souvent méprisé ces citoyens contestataires supposément ignorants et inexperts. Si l’incompétence (juridique, technique…) de certaines luttes est patente et l’inconsistance de certaines oppositions manifeste, ce serait aujourd’hui une grave erreur de penser que les contestations n’ont plus les moyens de faire tomber les projets, y compris sur le terrain juridico-technique. L’expérience cumulée des luttes et son partage via leur mise en réseau a considérablement élevé la compétence des mouvements d’opposition, déjà souvent performants compte tenu des profils sociologiques parfois très qualifiés qui s’impliquent.

Ces forces ne peuvent donc plus être considérées comme de simples « parasites » aux manœuvres dilatoires et vouées à l’échec final. La capitalisation de l’expérience et la professionnalisation partielle des luttes (les associations, a fortiori celles d’envergure nationale, font vivre des salariés qui entretiennent les armes de ces combats) tendent à opérer un rattrapage symétrique dans ces conflits, voire parfois à renverser le rapport du faible au fort.

Un cas que nous évoquions en juillet 2021 concernant l’annulation en justice de Permis de Construire d’immeubles parisiens s’avère particulièrement illustratif : les associations de défense de l’envrionnement ont convaincu les juges en excipant, notamment, d’un document produit et publié par un organisme public avant le dépôt du Permis de Construire attaqué et détaillant le caractère insuffisant d’une mesure compensatoire telle que celle mise en œuvre par le promoteur dans le projet contesté. Autrement dit, les environnementalistes ont su gagner la supériorité informationnelle en prouvant, grâce à des documents accessibles en sources ouvertes, une faiblesse structurelle du dossier que le promoteur n’avait pas envisagé ou avait décidé de négliger, pensant peut-être qu’aucun requérant ne saurait détecter cette lacune. Que ce soit par défaut de compétence et de documentation ou par un choix délibéré de négliger cette donnée, la stratégie du porteur de projet s’est avérée perdante.

La prime à l’offensive : initier le récit

Autre point fréquemment relevé : les efforts de discrétion déployés par les porteurs de projets afin d’éviter que ceux-ci ne s’ébruitent et suscitent des contestations. On lit dans le reportage précédemment cité : « « Les porteurs des projets, les élus qui les soutiennent, avancent en secret. Ils dissimulent. Ils mentent ». Cela peut se retourner en atout : « De plus en plus de citoyens sont exaspérés par ce genre de méthode et réclament simplement une transparence démocratique. C’est déjà un motif de rejet des projets ». » C’est effectivement déjà éveiller les soupçons et créer une atmosphère de méfiance ou de défiance que de cultiver une telle discrétion, que l’étude citée plus haut nomme « opacité organisée » : cela donne inéluctablement le sentiment que le projet n’est pas légitime et que ses porteurs ne le savent que trop bien puisqu’ils ne tiennent pas à le faire connaître ni valoir, même si cette précaution vise aussi à ne pas donner de prise, à ne pas alimenter une opposition souvent perçue comme inévitable.

Cette posture vient donc surtout des représentations de l’opposition que les porteurs de projets se construisent : pour eux, cette tendance à la contestation devenue quasi-systématique est surtout une source de complexité supplémentaire dans des affaires déjà rendues difficiles par la multiplication des contraintes réglementaires. Aussi, pour beaucoup de profils (notamment ceux d’ingénieurs), la politisation de ces questions de développement/aménagement économique et territorial est difficile à comprendre : ceux-ci voient essentiellement des enjeux techniques qui n’ont pas à poser de question démocratique dès lors qu’ils sont réalisés dans le respect du cadre légal. Or, tout en en jouant, les plus radicales de ces luttes contestent ce cadre légal en portant le débat sur la question de la légitimité et de l’utilité des projets. De fait, cette politisation du sujet échappe encore trop souvent au « logiciel » de nombre d’acteurs concernés.

Mais un autre « atout », peu mis avant par les militants, se dégage de l’attitude discrète voire taiseuse des porteurs de projets qui, outre la limitation des divulgations de documents administratifs, communiquent aussi fort peu à destination du grand public. Cet atout pour les opposants, c’est précisément celui de bénéficier d’une prime à l’offensive particulièrement élevée en matière de guerre de l’information : communiquer en premier permet d’initier et donc d’orienter voire de maîtriser totalement la perception du projet attaqué, d’en écrire le récit. Or il est toujours plus difficile de répondre, a fortiori si les porteurs sont placés en posture de justification (sur des risques, face à des accusations…). Ainsi est-ce souvent parce que la construction de l’acceptabilité d’un projet et la valorisation de sa légitimité en amont ne sont pas intégrées dès leur conception que les projets sont en proie à un tel risque. L’opportunité d’informer (voire de désinformer ou, dans les cas les plus habiles, de semer le doute) sur un projet en premier peut procurer un avantage considérable à certaines luttes. La bataille de la communication est une bataille de la perception qui va toucher toutes les parties prenantes : les riverains, qui peuvent rallier la lutte s’ils sont informés de façon à les mobiliser ; les autorités, qui peuvent décider de retirer leurs autorisations (d’urbanisme notamment) sous la pression ; les juges, en cas de judiciarisation du dossier, et même si les éléments qui ne sont pas versés au débat ni recevables au plan juridique ne sont pas censés les influencer.

La créativité

Autre point relevé par les militants : l’inexpérience, le fait de « ne pas savoir comment gagner » n’est pas systématiquement un défaut. C’est précisément l’espace de liberté qui permet l’expérimentation et l’initiation de démarches transgressives, innovantes, parfois porteuses. Un effort qui implique certes une déperdition d’énergie, mais ne saurait être considéré comme une pure production de « déchets ». Les idées et techniques de luttes qui peuvent ainsi émerger ne sont pas, en dépit du regard moqueur qui leur est souvent réservé dans un premier temps, à l’abri de porter du fruit et de faire évoluer le cadre des conflits sur le long terme. La littérature militante, composée de brochures, tracts et productions intellectuelles diverses voit régulièrement apparaître de telles démarches exploratoires qui témoignent d’une audace certaine et d’une attitude non-conformiste qui font partie intégrante de la culture combattante du « commando », ces « David astucieux ».

Nous ne prendrons qu’un exemple récent, produit par des militants installés sur la ZAD des Lentillères à Dijon, occupée depuis 2010. Il s’agit d’une brochure intitulée « Tordre le droit pour défendre les Lentillères : la ZEC (Zone d’Écologies Communale) ». Dans ce document, les militants racontent comment après avoir lutté par le fait pour défendre le site occupé, ceux-ci se sont appropriés la question juridique après une rencontre avec des activistes des « luttes de Bure », contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires. (Une manifestation de l’effet-réseau, donc.) Un groupe composé de juristes et de non-juristes s’est alors penché avec sérieux sur la matière juridique, l’a travaillée – y compris sous l’angle historique, afin d’envisager ce qui pourrait traduire et ainsi légaliser ou régulariser l’occupation et les activités de la ZAD. Le document aboutit à une proposition d’un nouveau zonage dans le Plan Local d’Urbanisme : la ZEC.

Aussi utopique que l’initiative puisse paraître, elle témoigne néanmoins d’une véritable production politico-juridique relativement sérieuse et fondée (notamment sur l’histoire) qui n’est pas à l’abri de séduire, un jour ou l’autre, certains décideurs publics. Surtout, cette démarche créative dit la volonté de ces militants de se ré-approprier la décision politique et sa capacité, pour ce faire, à imaginer et à projet un futur qui leur semble désirable en acceptant un passage par le droit qui crée un pont avec le « monde » de « l’ennemi » : qui dégage un terrain d’entente possible en utilisant les moyens de la civilisation et sort ainsi de la « sauvagerie » dans laquelle on voudrait pouvoir enfermer les contestataires.

D’un imaginaire l’autre

La contestation, contrairement à la vision trop perplexe et trop peu complexe que s’en font souvent ses victimes, n’est pas le symptôme d’un refus général, d’un « non à tout », d’un nihilisme punk – même si cet esprit peut avoir gagné certains des individus que l’on retrouve sur les ZAD. La contestation n’existe que pour dégager la possibilité d’une alternative, autrement dit pour pouvoir faire exister autre chose.

Si les contestations ont autant de succès et qu’elles parviennent à réunir de plus en plus de profils variés, c’est surtout le signe d’un désenchantement général face au projet de société, au paysage, à l’imaginaire que nombre des projets attaqués dessinent. Une partie du travail de fond des militants consiste d’ailleurs à saper les représentations véhiculées par ces projets et leurs porteurs. C’est le travail de toute une tradition satirique très intense à gauche qui tourne en dérision les réalités « ennemies » pour en éclairer les limites, voire les apories et les inepties. C’est par exemple ce que fait Guillaume Faburel dans Les Métropoles barbares (éd. Le passager Clandestin, 2018), ouvrage primé auquel est annexé un « Glossaire d’autodéfense à compléter librement » dont nous reproduisons deux extraits ci-dessous.

Face à ce phénomène, donc, les milieux contestataires et opposants tentent d’échafauder d’autres « futurs possibles » et « désirables ». Un travail prospectif et créatif perceptible dans le concret des lieux de lutte, où l’aménagement d’une « Zone à Défendre », ou même une plus fugace « Zone Autonome Temporaire » peut déjà consister en l’expérimentation d’une alternative (voir notamment cet article intitulé « Expérimenter l’utopie – retour sur 20 ans d’explorations activistes »). De plus loin, c’est aussi le cas des architectes, urbanistes, étudiants et jeunes professionnels que l’on retrouve parfois aux côtés de contestataires pour échafauder un « contre-projet » (exemple à Lyon). De plus loin encore, c’est aussi l’intuition d’initiatives comme celles des « conspirateurs positifs » de l’Institut des futurs souhaitables qui sont d’une certaine manière portées par le mouvement de fond de désenchantement et de contestation de la marche du monde actuel et des projets qui le caractérisent.

Les porteurs de projets sont-ils condamnés à perdre toujours plus souvent ?

Comme il est devenu courant de l’écrire dans ces colonnes, les parties prenantes à tout conflit ne devrait jamais oublier que « l’ennemi est la figure de notre propre question ». Mais même dans les (rares) cas où le phénomène contestataire est réellement considéré et réfléchi par les organisations qui le subissent, c’est globalement la sidération et l’incompréhension qui priment. Certains comme la Fédération des Promoteurs Immobiliers se refusent même à considérer la nature foncièrement géopolitique du sujet, s’obstinant à désigner l’égoïsme comme motif essentiel des oppositions.

Pendant que les opposants révèlent ou construisent une représentation désenchantée du Monde que tous ces projets façonnent et percent à jour ce qui semble être le logiciel technocratique qui alimente ce mode de développement du territoire – autrement dit qu’ils re-politisent et re-subjectivisent la question ; les technocrates paraissent ne plus avoir conscience que des alternatives seraient envisageables.

D’une certaine manière, il en va en matière d’aménagement et de développement économique du territoire comme dans d’autres domaines de la vie politique contemporaine : le « there is no alternative » néo-libéral crée une fracture plus profonde qu’un gouffre entre ceux qui profèrent cette sentence et s’en convainquent, et ceux qui la subissent et à qui elle ne convient pas – pour des raisons diverses. Pour le dire autrement : contester les grands projets aurait quelque chose de gilet-jaunesque. Cela suscite d’ailleurs un mépris parfois comparable et tout aussi dommageable. Il n’empêche que cette réalité se vérifie parfaitement par l’implication directe de certains Gilets jaunes, en tant que tels, contre divers projets (exemple à Grenoble).

Ce qui manque aujourd’hui fondamentalement aux porteurs publics et privés de tels projets est évidemment la capacité à inscrire leur dessein dans un projet de société bien compris et partagé, capable d’embarquer la population au titre d’une destinée commune et profitable.

Au niveau tactique ou opérationnel, ce que nous avons identifié comme ressorts de l’efficacité des mouvements d’opposition mériterait également d’inspirer les porteurs de projet : capacité à (et volonté de !) renseigner, connaître et comprendre l’adversaire, capacité à partager, mutualiser, faire fructifier l’information et l’analyse des expériences, capacité à établir des stratégies coordonnées, capacité à rallier, à tisser des liens, à innover… Il y a en fait beaucoup à apprendre de ces luttes.

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