[ENTRETIEN] Anaïs Voy-Gillis: « Une stratégie industrielle implique des choix de société »

Anaïs Voy-Gillis est docteure en géographie de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) et directrice au sein du cabinet June Partners. En 2020, elle publiait Vers la renaissance industrielle (éditions Marie B.) avec Olivier Lluansi. Alors que la question de la réindustrialisation s’est imposée avec force dans le débat public à l’occasion de la crise sanitaire, nous revenons avec elle sur les tenants et aboutissants d’une stratégie industrielle en France, les choix de société et les rapports de force que cela implique.


Diatopes : Vous avez soutenu au début de l’année 2020, soit quelques semaines seulement avant la pandémie qui a bouleversé l’économie mondiale, une thèse intitulée Enjeux et déterminants de la réindustrialisation de la France. Quels en sont les grands les grands axes et ont-ils été reconfigurés par la crise sanitaire ?

Anaïs Voy-Gillis : Quand j’ai rédigé ma thèse, je l’ai faite en trois parties : la première est consacrée à une explication assez large de la désindustrialisation dont un questionnement de la responsabilité des acteurs publics et privés, la deuxième sur une comparaison avec d’autres États membres de l’Union européenne et la troisième voulait aborder la manière dont la réindustrialisation pouvait être enclenchée. Dans les axes majeurs, il y avait la reconstruction d’un imaginaire autour de l’industrie et l’inscription de celle-ci dans un projet de société plus large. La notion d’imaginaire est importante car si l’industrie a structuré la construction du monde occidental, elle a été écartée et stigmatisée dans les discours dès les années 1970. On peut même remonter aux travaux des sociologues Alain Touraine et Daniel Bell dès la fin des années 1950 sur la société post-industrielle pour comprendre l’influence de certains académiques dans la construction de la représentation de la viabilité d’une société sans usine. La reconstruction de cet imaginaire doit aussi nous amener à repenser la place de l’industrie dans son environnement. Descartes dans Discours de la méthode invitait à devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature », or, je crois que l’enjeu est justement de penser une réindustrialisation qui nous permette à la fois de préserver notre souveraineté nationale, de garantir la cohésion territoriale, mais aussi de préserver l’environnement et la biodiversité. L’homme doit réapprendre à cohabiter avec son environnement proche. Tout ceci oblige à un changement du paradigme industriel. L’autre chose est le sujet du projet de société. Quand nous regardons les scénarios établis par le GIEC, RTE ou encore l’ADEME, on constate que pour limiter le réchauffement climatique il y a des choix de société à faire. Selon les choix que vous faites, votre stratégie industrielle ne sera pas la même, d’où l’impossibilité de construire une feuille de route industrielle qui n’intègre pas pleinement les grands sujets de société.

Un grand chemin reste à parcourir sur le passage d’une économie linéaire à une économie circulaire

Dans ma thèse, j’abordais également la question de la modernisation et de la numérisation des entreprises industrielles dont l’outil production est plus faiblement robotisé en moyenne que leurs principaux concurrents européens, mais aussi dont le parc machines est plus vieillissant. Certaines réponses ont été apportées dans le cadre du plan de relance avec des aides à la modernisation des usines. De nombreuses choses restent à faire, mais une dynamique semble être enclenchée. J’abordais également la question de l’évolution des modèles économiques des entreprises en essayant de définir quelques orientations pouvant être prises, notamment sur la notion de services associés. Un grand chemin reste à parcourir sur le passage d’une économie linéaire à une économie circulaire, même si de plus en plus d’entreprises intègrent ce sujet dans leur réflexion. De ce point de vue, la pandémie a été un accélérateur de la transformation de certaines entreprises. 

Actuellement, le débat porte beaucoup sur la décarbonation. C’est un premier pas mais c’est loin d’être suffisant d’un point de vue environnemental. La France profite aujourd’hui d’une énergie bas carbone (l’énergie nucléaire, NDLR), par rapport à d’autres pays comme l’Italie, l’Allemagne ou les Pays d’Europe continentale et orientale (PECO). Il faut en parallèle entamer une réflexion sur le choix des matières premières, sur la conception des produits afin d’envisager des produits réparables et recyclables, la construction de filière de recyclage, etc. Ces réflexions sont vraiment devenues centrales depuis la crise de la pandémie. Quand j’ai commencé ma thèse, si la question de la réindustrialisation ressemblait déjà une utopie, la question environnementale était éloignée des préoccupations environnementales de nombreux citoyens et chefs d’entreprises. 

La réindustrialisation est également liée à la question de la stratégie industrielle qui doit s’articuler au niveau européen, au niveau national et au niveau local/régional. L’Union européenne s’est dotée d’une feuille de route industrielle avec la mise en avant de la notion d’autonomie stratégique. Toutefois, je constate une difficulté des États membres à partager une vision commune avec souvent des rivalités entre État. Des sujets qui semblent simples comme la réciprocité dans l’accès aux marchés publics n’arrivent par exemple pas à atterrir en raison de stratégies différentes des États membres. La question de la taxe carbone sera très difficile à faire aboutir alors qu’elle permettrait un rééquilibrage des échanges. Difficile de lutter contre le dumping extra-européen quand on n’arrive pas à trouver de réponses au dumping fiscal et social au sein de l’Union.

Par ailleurs, les ambitions de l’Union européenne en termes industriels s’opposent parfois à ses autres politiques. Il a été beaucoup question d’autonomie stratégique sur le plan industriel et en parallèle la Commission européenne a développé son Green Deal. Le problème est qu’il risque d’accroître notre dépendance à certaines matières critiques et donc à la Chine qui est leader dans l’extraction et le raffinage de nombreuses de ces matières. On constate également des décalages de visions entre les membres de la Commission. Par exemple, Thierry Breton souhaite renforcer l’autonomie du continent sur la production des semi-conducteurs. Margrethe Vestager ne semble pas favorable à la stratégie d’investissement défendue par Thierry Breton. 

Il faut que la stratégie industrielle soit liée aux autres ambitions françaises, notamment environnementales

Sur le plan national, nous devons penser une stratégie industrielle solide qui prend en compte l’impact de l’évolution des modes de consommation sur nos filières et le besoin de reconfiguration totale de certains secteurs. Il faut arriver à penser le temps long et à effectuer un exercice de planification sur certains sujets. Il faut également que la stratégie industrielle soit liée aux autres ambitions françaises, notamment environnementales. France 2030 est un premier exercice, mais il reste insuffisant. Il ne faut pas oublier que la stratégie industrielle ne va pas concerner que les usines, mais également les infrastructures. Quand on parle de développer des mobilités reposant sur l’électricité ou l’hydrogène, il ne faut pas oublier qu’il va falloir les produire et les acheminer donc cela sous-entend un plan d’infrastructures qui sont des investissements lourds et structurants. Il y a également une capacité à évaluer nos politiques publiques et l’atteinte de nos objectifs. Rien que depuis 2017, il a été annoncé la mise en œuvre de nombreux programmes. A chaque fois, ils sont annoncés avec force, puis les avancements sont faiblement communiqués, idem pour les résultats. 

La réindustrialisation se joue également à l’échelle locale et régionale où chaque territoire doit se doter d’une feuille de route industrielle. Les régions ont des maturités différentes sur le sujet. Il y a très certainement une réflexion à mener autour de la décentralisation. Les régions ont, par exemple, de nombreuses compétences, mais elles n’ont pas toujours les moyens de leurs ambitions. Il a aussi un effort de simplification à faire entre les différents échelons administratifs. Il est compliqué pour les porteurs de projets et les entreprises de s’y retrouver et de déterminer les bons interlocuteurs en fonction de leur projet, de son niveau de maturité, etc. 

Il y a également tout un travail à faire dans l’écosystème industriel, notamment autour des acteurs bancaires et leur rôle dans le financement de la réindustrialisation. 

On parle aujourd’hui de réindustrialisation sur nos territoires, mais la culture industrielle française a considérablement décliné pendant que le secteur se transformait, si bien que l’on peine à se figurer ce qu’est véritablement « l’industrie 4.0 » dont on entend beaucoup parler. A quoi ressemble l’usine d’aujourd’hui ?

L’industrie 4.0 est un concept allemand qui a été médiatisé en 2011 en Allemagne dans le cadre de la foire de Hanovre. L’Allemagne qui se représente comme un pays site de production a identifié différents risques pesant sur son industrie et a souhaité y apporter des réponses. Industrie 4.0 pour l’idée d’une quatrième révolution industrielle qui serait en cours, même si cette idée fait débat, certains comme J. Rifkin considérant que nous sommes encore à la troisième révolution industrielle. Les risques identifiés par l’Allemagne en 2010 étaient : le ralentissement de la croissance et de l’investissement dans les pays émergents, notamment en termes de machines-outils, la montée en puissance de pays comme la Chine et la Corée du Sud, et l’innovation principalement incrémentale en Allemagne qui rend le pays sensible aux innovations de rupture. On pourrait également ajouter l’identification de l’entrée d’acteurs non industriels comme les GAFAM sur certains sujets industriels comme le véhicule autonome, sans s’encombrer avec l’idée de savoir si elles étaient des entreprises de services ou industrielles.

En France, nous avons développé la notion d’industrie du futur autour de l’automatisation et de la génération de l’usage des briques technologiques comme la fabrication additive, la cobotique (robotique collaborative, associant homme et machine, NDLR), la data, etc. dans les usines. Si cela est nécessaire, nous n’avons pas forcément pensé une stratégie très claire autour de ce sujet. Si je le dis de manière très simple et un peu caricaturale : l’industrie 4.0 était vue comme essentielle à la survie du tissu productif allemand, l’industrie du futur n’a pas été pensée comme un moteur aussi puissant de la transformation de notre tissu productif. L’industrie 4.0 est la connexion de l’ensemble de l’usine. Toutefois comme pour l’industrie du futur en France, la maturité des entreprises sur le sujet n’est pas la même et si les grandes entreprises comme Siemens se sont emparées du sujet, les entreprises de taille intermédiaire, y compris dans le célèbre Mittelstand allemand, et les PME semblent moins réceptives à ces avancées technologiques. 

Pour revenir au cœur de la question, la situation des usines est très différente d’un secteur à l’autre, même au sein d’un même secteur. L’enjeu n’étant pas que toutes les usines soient totalement automatisées, mais qu’elles aient les bonnes technologies pour répondre aux attentes de leurs clients. Ainsi, il y a des usines que l’on pourrait qualifier de vitrines de l’industrie du futur comme les usines du groupe Salm (Cuisines Schmidt) à Sélestat en Alsace ou comme celle Sew Usocome à Haguenau. On peut également parler de l’usine de Chamatex à Ardoix qui produit des chaussures de sport et qui est également très automatisée ce qui a permis la relocalisation de cette activité en France. Il y a également des usines plus faiblement automatisées qui intègrent des briques technologiques comme la cobotique ou l’usage de la data pour maîtriser les paramètres influents de production. Enfin, il y a des usines où les tâches, notamment en entrée et en sortie de lignes, ne sont pas du tout automatisées.

Quel est le profil de l’ouvrier ou du contremaître dans l’industrie contemporaine : peut-on, sans mauvais jeu de mots, en dresser un portrait-robot ?

Plus les usines sont automatisées, plus les compétences recherchées sont celles de techniciens ou d’ingénieurs, notamment des compétences informatiques assez poussées. Les postes d’ouvriers sont plutôt des postes d’ouvriers qualifiés, qui nécessitent parfois plusieurs années pour acquérir certaines compétences clés. Les usines les moins automatisées permettent aussi de conserver des postes qui nécessitent peu de qualifications. Enfin, l’industrie cherche aussi à développer des outils pour réduire la pénibilité et les troubles musculo-squelettiques liés aux tâches répétitives avec les exosquelettes par exemple mais qui reste peu développé dans l’industrie. Les usines avec le travail en situation postée en atmosphère contrôlée et des tâches répétitives existent encore, notamment dans l’agroalimentaire. A travers les discours sur l’industrie du futur, on a tendance à vouloir rendre invisible aussi cette réalité de l’industrie. 

Le bouleversement des chaînes d’approvisionnement, très internationalisées, se conjugue aujourd’hui avec une urgence climatique de plus en plus manifeste et elle aussi mondiale. La question de la résilience et de la réduction du coût écologique de nos productions est-elle suffisamment prise en compte dans les projets industriels actuels et comment les décideurs s’approprient-ils ces enjeux ?

La question environnementale est de plus en plus abordée dans le débat autour de l’industrie, mais comme je le disais précédemment elle reste encore très centrée autour de la question de la décarbonation. Il y a toute une culture des politiques d’achats des entreprises à faire évoluer afin d’intégrer des facteurs de résilience, d’impacts territoriaux des stratégies des entreprises, etc. Il y a encore trop de politiques d’achats qui sont centrées sur le coût d’achat alors qu’une première approche sera de passer à une réflexion autour du coût de total de possession (TCO). 

Il est parfois plus facile de connaître et de s’approvisionner auprès d’une entreprise en Asie, alors que nous avons de nombreuses entreprises françaises, TPE, PME et ETI, avec de vrais savoir-faire mais qui ne sont pas ou peu connus

Il y a également un enjeu à faire connaître les entreprises françaises et travailler sur la culture client. Il est parfois plus facile de connaître et de s’approvisionner auprès d’une entreprise en Asie, alors que nous avons de nombreuses entreprises françaises, TPE, PME et ETI, avec de vrais savoir-faire mais qui ne sont pas ou peu connus. Par exemple, de nombreuses entreprises n’ont pas de sites internet : il est donc difficile de les connaître si personne ne vous en parle. Toutes les entreprises ne connaissent pas les entreprises qui évoluent dans le même écosystème qu’elles. Or, l’un des premiers sujets de la réindustrialisation est la structuration d’une demande en faveur des produits français. 

L’augmentation d’un certain nombre de coûts, notamment du transport, pourrait favoriser le choix d’une production à proximité des lieux de consommation. Le chemin à parcourir reste encore long, d’autant que la France souffre d’une désindustrialisation assez profonde.

Un autre enjeu semble être celui du financement des projets industriels. A l’heure où le rêve de la start-up et de la rentabilité « facile » est dans toutes les têtes, quels leviers efficaces identifiez-vous pour attirer et gagner la confiance des investisseurs, orienter l’épargne vers les activités industrielles ? La phase « préindustrielle » de structuration d’un concept peut elle-même nécessiter de lourds investissements assortis d’un risque important. L’offre de financement et d’accompagnement des projets industriels en France est-elle satisfaisante ?

La France a encore des efforts à faire en la matière et sur les phases d’amorçage je renvoie aux travaux effectués par le Collectif Start-Up industrielles, lancé par Eléonore Blondeau en 2021. Il y a un effet culturel à traiter, à force de nous dénigrer nous avons aussi perdu une partie de notre culture industrielle. L’industrie pour se développer demande du temps et des investissements de départ plus élevés que dans le secteur des services avec des ROI qui sont peut-être moins élevés que dans d’autres secteurs. Ainsi, le développement de dispositifs publics de soutien aux start-up en phase d’amorçage, il faut aussi amorcer un changement culturel autour du sujet de l’industrie. Notons que la France souffre également d’une pénurie d’acteurs susceptibles de financer l’amorçage et le démarrage des jeunes pousses. Par exemple, en 2018, la France comptait 11 000 business angels contre 265 000 aux États-Unis

Il y a également une capacité à mobiliser l’épargne en faveur des projets industriels. La mobilisation de l’épargne est un vieux sujet en France. Des initiatives émergent comme la plateforme Miimosa ou la plateforme de la région Occitanie (Epargne Occitanie, NDLR) qui permettent à des particuliers d’investir directement dans des projets proches de chez eux. Nous avons aussi besoin de nous doter d’un fonds souverain français, voire européen, l’État ne peut-il pas y mobiliser une partie de l’épargne en se portant en garant en dernier ressort ?

Tout l’enjeu est d’orienter une partie de l’épargne des Français vers le financement en fonds propres des start-up, des PME et des ETI

L’investissement dans le développement des entreprises et des technologies immobilise du capital pendant une durée longue et souvent pour un résultat incertain. À titre d’exemple, l’une des forces de l’industrie allemande réside dans l’existence d’un capitalisme familial fort avec une vision industrielle de long terme. La structure du capital des entreprises françaises n’est pas forcément favorable à cette idée de temps long. Les cycles d’investissement des fonds ne correspondent pas forcément au cycle de vie de l’entreprise. Ainsi, ils sont souvent réticents à des investissements importants qui s’amortiront sur un temps long car ils pensent ne pas en voir les bénéfices au moment où ils sortiront du capital de l’entreprise. Tout l’enjeu est donc d’orienter une partie de l’épargne des Français vers le financement en fonds propres des start-up, des PME et des ETI. Au-delà des besoins réels de ces entreprises, un financement par des capitaux nationaux est également le moyen de préserver la souveraineté économique du pays. 

Par ailleurs, les règles prudentielles ne jouent pas en faveur des entreprises non cotées en mettant en avant un facteur de risque plus élevé que la réalité. Le Solvency Capital Requirement (SCR), fixé par la directive Solvabilité II, n’est pas adapté aux petites entreprises où le risque systémique est moindre. Plusieurs rapports publiés depuis 2015 mettent en avant cette nécessité de revoir les exigences en termes de ratio en fonds propres. De plus, cette règle apparaît d’autant plus nécessaire que les entreprises françaises sont nombreuses à souffrir d’un déficit de fonds propres. 

La naissance d’un écosystème européen dans le capital-investissement est envisageable avec le soutien de la Banque européenne d’investissement (BEI) et des banques publiques nationales avec l’idée que les fonds publics peuvent venir abonder les fonds privés dans un rapport de 1 pour 1. Dernier point sur le sujet, si les acteurs publics soutiennent l’innovation il serait également utile qu’ils récupèrent une partie des fruits de leur prise de risques. Nous ne pouvons pas toujours être dans une logique de privatisation des gains et de socialisation des pertes. 

On a récemment vu l’État intervenir, par exemple dans l’affaire Photonis, contre une prise de contrôle par l’étranger d’une entreprise en pointe dans les technologies de défense. Le veto de Bercy a certes évité la perte d’un fleuron, mais identifier puis convaincre une source de financement compatible avec l’impératif de souveraineté semble avoir été difficile. Les Etats-Unis d’Amérique auraient-ils une meilleure connaissance de nos industries et des failles de notre écosystème que nous-même ? Autrement dit, ne manque-t-on pas de connaissances et circulation de l’information sur les potentialités dont notre écosystème interne pourrait bénéficier ?

Nous sommes les naïfs de la mondialisation. Pendant longtemps nous avons pensé que l’exemplarité suffirait à faire évoluer les pratiques et à équilibrer les rapports de force. Cette logique doit être remplacée par une logique de réciprocité. Nous peinons à avoir une vision stratégique à l’échelle nationale puis à l’échelle européenne comme l’a illustré le cas de Huawei. Les États ont réagi de manière différente et n’ont pas su s’entendre pour soutenir ensemble un acteur européen dans la 5G comme Ericson ou Nokia, ou faire le choix commun de ne pas développer la 5G en Europe. 

Il faut que la France renoue avec les notions de diplomatie économique et d’intelligence économique, si elle souhaite protéger, développer et promouvoir ses entreprises

Par ailleurs, pour un Photonis sauvé combien d’actifs stratégiques vendus ? Le sujet est à la fois notre vision de ce qui est nécessaire pour assurer notre souveraineté puis les outils dont nous nous dotons pour nous prémunir des actes de prédation. Il faut que la France renoue avec les notions de diplomatie économique et d’intelligence économique, si elle souhaite protéger, développer et promouvoir ses entreprises. La différence entre la France et les États-Unis ou la France et la Chine est la vision stratégique. La Chine a, par exemple, une vision très claire des secteurs où elle doit se renforcer pour être autonome et elle réalise donc des acquisitions dans ce sens. Les États-Unis également. Par exemple, dans le domaine du semi-conducteurs l’entreprise britannique ARM, stratégique dans la chaîne de valeur, a failli être rachetée par une entreprise américaine mais il y a eu un véto du gouvernement britannique. Nous avons l’ambition de renforcer notre autonomie dans ce secteur, pourquoi n’y-a-t-il pas des offres françaises ou européennes pour ce type d’entreprises ? Tant que nous n’aurons pas de vision industrielle stratégique nous peinerons à protéger les entreprises stratégiques et nous peinerons à développer une stratégie d’acquisition d’entreprises étrangères clés pour nos activités. 

La réindustrialisation pose également des questions d’aménagement et de cohésion du territoire, et donc d’acceptabilité des implantations industrielles souvent perçues comme des sources de nuisance et consommatrices de terres non encore artificialisées. Comment les porteurs de projets de réindustrialisation appréhendent-ils cette dimension ? L’identification et la revalorisation des friches, qui constitue un axe important du plan de relance, vous semble-t-il faire apparaître un vivier suffisant de sites susceptibles d’accueillir des industries compte tenu de ce qu’une partie d’entre eux sont également convoités par les promoteurs d’autres types de projets ? 

Les porteurs de projet industriel se posent des questions sur les potentielles contestations, surtout quand il s’agit de méga-projets, mais beaucoup sont plus inquiets des délais pour obtenir une autorisation pour développer leur projet d’implantation. 

Le sujet des friches est clé, surtout quand l’objectif est de viser le 0 artificialisation de nouveaux sols. Il faut donc encourager la réhabilitation des anciennes friches industrielles, ce qui peut représenter des coûts conséquents quand les sites ont été laissés à l’abandon par les précédents propriétaires.

Il apparaît selon certains porteurs de projet que les activités industrielles ne sont pas toujours prioritaires pour accéder aux friches industrielles. Il faut donc réserver une partie des friches aux projets industriels. Encore une fois, la réindustrialisation est une affaire culturelle. C’est accepter de revivre avec des usines auprès de chez soi, accepter la part de risques que cela sous-tend, etc., mais c’est aussi pour les industriels la capacité à démonter qu’ils sont en mesure de penser la réindustrialisation dans le cadre d’un rapport renouvelé au vivant. Le pari de la renaissance industrielle réussira si nous sommes capables de la penser en intégrant toutes ces contraintes, et aussi certainement en pénalisant les produits fabriqués dans des pays qui ne s’encombrent pas avec ces considérations environnementales et sociales. Réindustrialiser c’est aussi en finir avec l’irresponsabilité environnementale liée à certains de nos choix de consommation. 

Vos travaux de recherches portent également sur la question des nationalismes et des courants d’extrême-droite en Europe. Quels liens identifie-t-on entre la question de l’industrie, son déclin et sa renaissance d’une part ; l’agitation sociale et la vie politique des nations d’autre part et plus particulièrement en France ?

La progression des partis nationalistes-identitaires s’est fait pour partie dans d’anciennes zones industrielles où le sentiment d’abandon par la nation est assez fort. A travers, on retrouve l’idée de ceux qui auraient bénéficié de la mondialisation et ceux qui auraient été laissés sur le bord de la route. C’est en cela que l’idée de start-up nation n’est pas satisfaisante car elle renie une partie de notre histoire et ne permet pas de relier notre héritage au futur que nous avons collectivement envie de construire. Ce concept a été porté par deux auteurs israéliens, mais Israël n’a pas notre histoire, et nous n’avons ni sa diaspora, ni sa situation géopolitique. Dès lors nous devons construire notre propre projet de société. 

L’industrie, par sa capacité à se développer sur l’ensemble du territoire et créer de nombreux emplois indirects, représente un levier au service de la cohésion sociale et territoriale. Elle peut permettre de redévelopper de la valeur ancrée dans les territoires et à chaque territoire d’avoir sa feuille de route de développement. 

Dernier point, il ne faut pas sous-estimer l’impact indirect de la vente des fleurons nationaux sur notre inconscient collectif. La vente de la branche énergie d’Alstom à General Electrics (GE) représente pour beaucoup, de manière consciente ou inconsciente, une atteinte à l’identité et à la souveraineté nationale. Les mêmes dynamiques ont pu être observées au Royaume-Uni : le destin de certains fleurons britanniques vendus à des groupes étrangers a donné le sentiment à certains Britanniques sur le patrimoine et le prestige de la nation étaient dilapidés, voire dépecés par des entreprises étrangères. Le cas GE/Alstom laisse le même sentiment surtout quand il est question de racheter peu de temps après certaines activités cédées.


Illustration : photographie par Lucas Charrier pour Ambassade Excellence

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