Pass sanitaire et QR codes, ARN messager, EPR et centrales nucléaires, industrie 4.0, intelligence artificielle et algorithmes, drônes, OGM, caméras de surveillance, 5G… La technologie est partout et, à ceux qui ne le voyaient pas ou ne le voyaient plus, la crise sanitaire et l’accélération de l’emprise des moyens technologiques sur nos vies quotidiennes et jusqu’à l’exercice des libertés les plus élémentaires en a révélé le caractère éminemment politique. Avant cela, l’autre crise globale, climatique et environnementale, interrogeait déjà le modèle de développement de nos sociétés et l’opportunité de recourir aux innovations technologiques pour surmonter les défis du temps présent.
Incontestablement, notre rapport à la technologie, en son principe, ses applications ou ses usages, est au fondement de choix de société majeurs. Cette question politique posée par la ou les technologies est précisément celle que relèvent les différents acteurs que nous rassemblons ici sous la bannière de l’activisme technocritique, ainsi que les mouvements dits technosceptiques ou technophobes.

Pour ceux que nous qualifierons de radicaux – qui ne sont pas systématiquement ceux dont l’action est la plus violente ou spectaculaire mais ceux dont la critique est la plus aboutie et englobante, la technologie constitue un problème en soi en ce qu’elle est identifiée comme le déterminant essentiel de la société dans laquelle nous vivons, alors qualifiée d’« industrielle », « techno-industrielle », « techno-capitaliste » ou tout simplement de « technologique ». Outre ces « radicaux », une dimension technocritique (raisonnée et articulée), technosceptique (suspicieuse ou désenchantée face au progrès) ou technophobe (rejet basé sur la crainte) se retrouve également à la source ou mêlée à bien des causes, combats ou phénomènes de société.
Par choix stratégique, par opportunité ou à défaut d’une réflexion plus globale sur le phénomène technologique, nombre de luttes et mouvements concentrent leurs efforts sur une question de société, un domaine voire une technologie spécifiques : ici contre les technologies de sécurité, de contrôle et de surveillance et le risque de basculer dans une société panoptique ; là contre le nucléaire, civil et/ou militaire ; là-bas contre le compteur électrique connecté Linky ; etc. Ces luttes spécifiques sont les plus nombreuses et les plus visibles aux yeux du grand public. Fortement médiatisées pour certaines d’entre elles, elles attirent généralement l’attention sur des « dérives », des « menaces », des « risques », sans forcément remettre en cause la technologie utilisée dans son fondement-même.
Elles peuvent cependant s’inspirer d’une technocritique plus globale et systématique, formulée et promue par des courants plus marginaux encore mais toutefois influents dans certains milieux activistes. Dans le sens inverse, ces luttes spécifiques peuvent représenter pour certains groupes et individus un point d’entrée vers une lecture plus radicale du phénomène technologique.
L’opposition à la technologie n’est pas un épiphénomène d’intérêt mineur
Pris isolément, ces mouvements et agitations pourraient être traités comme de simples épiphénomènes anecdotiques, marginaux, résiduels, sans réelle capacité à peser dans les rapports de force qui déterminent notre avenir. Ce serait pourtant se leurrer que de considérer qu’il ne s’agit là que de simples « micro-causes » parasitaires. Assurément, les luttes technocritiques sont un phénomène constant depuis deux siècles au moins et, même si leur intensité varie selon le temps et l’espace, cette permanence en fait un phénomène structurant du monde contemporain.
Comme le souligne l’historien François Jarrige, auteur de l’ouvrage de référence Technocritiques – Du refus des machines à la contestation des technosciences (Éditions La Découverte, 2014), « l’histoire de ces contestations montre aussi que la critique ne suit pas un mouvement linéaire et ascendant, pas plus qu’elle ne naît d’une prise de conscience soudaine à l’égard des risques et apories du développement technologique. La critique semble plutôt consubstantielle à la modernisation technique des deux derniers siècles ; elle la suit et la modèle en permanence. » La technocritique n’est donc pas en elle-même la proposition d’un modèle de société ou une vision du Monde comme pouvaient l’être les grandes idéologies ou religions que nous avons connues : elle n’existe que parce que l’essor technologique existe mais, en cela, elle contribue à façonner la société technologique. Elle la contraint et parvient parfois à infléchir certains déterminants, choix fût-ce de façon provisoire. Elle peut en outre inspirer et instruire d’authentiques projets politiques tels que ceux que l’on retrouve chez certains groupes écologistes radicaux se réclamant de l’« écologie profonde« , dont certains sont partisans de l’effondrement de la civilisation techno-industrielle.
On observe en outre, chez ces différents mouvements, une tendance très nette ces dernières années à créer des liens entre eux, et parfois à converger pour se rassembler sous une lecture commune de plus en plus radicale et englobante du phénomène technologique, ce qui contribue là aussi à distinguer ces courants de simples micro-causes ne délivrant pas de clé de lecture globale du Monde. L’observation fine des liens qui naissent entre divers groupes composant cette galaxie dessine en pointillés un paysage de plus en plus cohérent et structurant dans plusieurs rapports de force.
En France, champ géographique de notre étude, certains de ces mouvements ont récemment joué ou jouent encore un rôle déterminant dans des rapports de force sociétaux, géopolitiques ou géoéconomiques importants : on peut citer parmi d’autres exemples la rude bataille d’influence sur l’agriculture transgénique (OGM) ; la lutte bioconservatrice contre la procréation médicalement assistée (PMA) et d’autres ; la controverse récente sur le nucléaire ; la multiplication spectaculaire des actes de sabotage d’équipements de télécommunication ciblant généralement la 5G au cours des années 2020-2021 ; etc.
A mesure que la technologie s’invite dans le moindre de nos choix de société, le front technocritique s’agrandit, se coalise et se coagule. Subrepticement, le rapport à la technologie s’impose comme une et sera peut-être demain la question politique déterminante dans nombre de conflits – dont certains pourraient revêtir une importance majeure. C’est d’ailleurs ce qu’a déjà anticipé la cellule de prospective Red Team Defense initiée par l’Agence de l’Innovation de Défense du Ministère des Armées, chargée d’imaginer les conflits des années à venir : dans son premier scénario aux allures résolument dystopiques, elle développe l’hypothèse de l’émergence d’une nation pirate (la P-Nation) née du refus du puçage généralisé de la population humaine, décidé pour en faciliter la gestion sécuritaire et sanitaire (la puce en question contenant toutes les données personnelles). S’il s’agit là d’un simple scénario prospectif, il n’en demeure pas moins plausible et montre bien le potentiel de déstabilisation politique qu’un rapport conflictuel à la société technologique peut engendrer à mesure qu’il devient de plus en plus difficile de lui échapper.
Un débat majeur… dans l’angle mort
L’Histoire contemporaine est littéralement structurée par la technologie : il y a eu la première révolution industrielle, puis les suivantes ; la fin d’un Monde sous les orages d’acier de la Première Guerre mondiale puis, à l’issue de la Seconde d’entre elles, l’avènement d’un ordre nouveau sous la menace de l’atome. Entre-temps, l’eugénisme a eu le temps de faire des ravages. Puis la société de l’information est née, avec l’émergence du monde numérique. La globalisation est advenue comme une conséquence inéluctable de l’interconnexion généralisée permise par la technique. Derrière la question des ressources naturelles, de leur extraction puis des moyens de surmonter leur épuisement, c’est toujours vers la technologie que nos regards sont portés.
Pourtant, les mouvements technocritiques ne s’imposent guère en tant que tels dans le débat public. Pendant longtemps, le chiffon rouge d’éventuels risques sanitaires et industriels induits par certaines technologie comme le nucléaire ou les OGM par exemple semble avoir été le seul levier efficace de l’activisme technocritique pour rallier une part importante de l’opinion, sans pour autant déboucher sur une remise en cause générale de la société techno-industrielle. Si depuis quelques années la cause environnementale et celle des libertés publiques (notamment face au durcissement des dispositifs antiterroristes, et désormais sanitaires) ont fait émerger de nouveaux groupes aux conceptions et aux méthodes souvent plus radicales, il est intéressant de noter que la question technologique elle-même peine encore et toujours à s’imposer dans le débat public, contrairement aux « dérives », « déviances » ou aux « risques » induits par certaines technologies.
De fait, l’essor technologique est comme naturalisé : il semble s’imposer comme un processus sans sujet, et donc sans débat préalable. Parce que cela est techniquement possible, parce que l’on sait faire, il n’y aurait guère de raison de s’en priver ou même de douter du bienfait de l’innovation. Progrès technologique et sens de l’Histoire s’imposent comme des logiques parallèles et inarrêtables (« On n’arrête pas le progrès ! » écrivait Jacques Ellul, l’une des figures de référence des technocritiques radicaux). Quand bien même la technologie est un fait de l’Homme, on semble considérer que sa volonté ne saurait raisonnablement aller contre cette aspiration perpétuelle au progrès. Une lecture technocritique radicale va jusqu’à considérer la technologie comme étant au fondement-même de l’ère (technocène) et du système politique (technocratique) et économique (techno-industriel, techno-capitaliste…) dans lesquels nous évoluons : un socle si évident qu’il n’est même plus conscientisé par ses parties prenantes.
Cette attitude explique probablement pourquoi la question technologique n’est pas placée au centre des débats qui la concernent pourtant. On tend d’ailleurs à marginaliser les tendances technosceptiques, technophobes et technocritiques en les reléguant, à tort ou à raison, au rang de conceptions rétrogrades peu instruites (alors même que la production intellectuelle technocritique radicale est, particulièrement en France, d’une extrême richesse et solidité intellectuelle), réactionnaires, sinon d’inspiration conspirationnistes voire confinant à la folie.
Mais en dépit de cette tendance, les acteurs qui composent le « front technocritique » et les dynamiques qui l’animent parviennent régulièrement à percer dans le débat public et à peser dans les rapports de force. Le poids de ces forces, leur structuration, leur mise en réseau, et leur rapport de plus en plus sensible avec les grandes questions politiques de notre temps devraient renforcer leur importance. C’est ce que nous nous proposons d’explorer dans ce dossier.
Plan du dossier
Dans une première partie, nous envisageons successivement les 3 enjeux majeurs que l’activisme technocritique nous semble faire apparaître :
-L’enjeu sécuritaire à travers les dérives violentes et le risque terroriste.
[DOSSIER] Violence, sabotage, terrorisme technocritiques : résurgence ?
Dans le cadre de notre dossier « L’activisme technocritique en France, actualité et enjeux », nous abordons dans cette première partie l’enjeu sécuritaire posé par différentes mouvances technocritiques ou d’inspirations technosceptiques/technophobes.… Continuer de lire [DOSSIER] Violence, sabotage, terrorisme technocritiques : résurgence ?
-L’enjeu social avec le risque de fracturation, de dérives sectaires ou sécessionnistes.
-L’enjeu économique et de puissance à travers la déstabilisation de certains projets et filières.
Dans une seconde partie, nous cartographions les acteurs et tâchons de recenser les dynamiques actuelles de (re)configuration de la galaxie technocritique.
Une réflexion sur “[DOSSIER] L’activisme technocritique en France, actualité et enjeux (Introduction)”
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