Le 9 septembre dernier, le député de la Loire Jean-Michel Mis (LReM) remettait son rapport « pour un usage responsable et acceptable des technologies de sécurité » au Premier Ministre. Un document conséquent qui formule entre autres recommandations celle d’ « investir davantage dans les enjeux de normalisation et de certification à l’échelle internationale ». Moins d’une semaine après, le Haut-Commissariat de l’ONU aux Droits de l’Homme (HCDH) appelait la communauté internationale à un moratoire « sur certains systèmes d’intelligence artificielle (IA) comme la reconnaissance faciale, le temps de mettre en place un dispositif pour protéger les droits humains quant à leur utilisation », tandis que l’Union européenne planche quant à elle sur son Artificial Intelligence Act. L’occasion de se pencher sur les réseaux d’influence à l’œuvre, potentiellement hostiles aux intérêts nationaux, et mis en lumière par plusieurs publications récentes.
L’appel du HCDH intervient dans un contexte international marqué par une défiance croissante à l’égard des technologies, plus particulièrement lorsqu’elles sont utilisées pour le contrôle, la surveillance et la sécurité des populations. Alors que le modèle chinois est de plus en plus pointé du doigt, la gestion de la crise sanitaire implique également le recours à des solutions technologiques parfois contestées. Dernièrement, l’opinion publique a également pu s’émouvoir de la récupération par les Talibans afghans des systèmes d’identification biométriques abandonnés par les forces armées américaines, pouvant compromettre la sécurité des individus ayant coopéré avec la puissance étrangère.
Comme nous l’avons dit, la question de la régulation des technologies d’IA est également à l’agenda de l’Union européenne : c’est l’objet de l’Artificial Intelligence Act (AIA) en préparation depuis plusieurs mois et qui déchaîne déjà les passions des lobbyistes, principalement ceux des géants américains que sont les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).
En France, la question des technologies de sécurité est aussi au cœur de l’actualité : alors que le dispositif du pass sanitaire est vivement critiqué par une partie de l’opinion qui redoute des dérives liberticides et discriminatoires basées sur la technologie, le développement de solutions de sécurité s’impose comme un enjeu central dans la préparation des Jeux Olympiques de Paris en 2024. Dans ce contexte, alors que la régulation constitue un enjeu stratégique pour la filière des industries de sécurité, il nous est apparu pertinent d’interroger la nature et les visées stratégiques de certains lobbies impliqués dans ces batailles d’influence normative et qui paraissent défendre des intérêts différents voire concurrents de ceux des acteurs français.
Des lobbies influents auprès du HCDH comme de l’Union européenne
La prise de position de l’instance onusienne sur l’IA est intervenue quelques jours seulement après la publication par l’European Centre for Justice and Law (ECJL) d’un rapport tendant à démontrer l’influence de certaines fondations (Gates, Ford, Open Society…), ONG et entreprises (Microsoft…) essentiellement anglo-saxonnes sur le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme par le biais du financement des « experts au titre des procédures spéciales » auprès de cette institution[1]. Sont particulièrement visées les fondations états-uniennes Ford et Open Society, auprès desquelles « au moins 52 des 222 titulaires de mandats au titre des Procédures spéciales exercent ou ont exercé des responsabilités ». Et sans surprise, certaines des puissances financières visées par le rapport de l’ECJL s’illustrent également par un intense lobbying dans le domaine des technologies numériques.
Un autre rapport, également daté d’août dernier et publié par le Corporate Europe Observatory (CEO) et Lobby Control, cartographie quant à lui le réseau de lobbying des entreprises de la « tech » auprès de l’Union européenne. On y apprend que le secteur du numérique est celui qui suscite le plus de dépenses de lobbying auprès de l’UE, et que les entreprises américaines (GAFAM, Intel, Cisco, IBM…) dominent largement les palmarès (montants engagés, nombre d’entreprises impliquées…). Il y est spécifié que les entreprises basées en France ne représentent que 8% des 599 entreprises actives en matière de lobbying auprès de l’UE sur le sujets liés au numérique, contre 20% pour les entreprises basées aux Etats-Unis d’Amérique (qui ne sont qu’une partie des entreprises américaines, certaines agissant à travers des filiales basées en Europe, comme Facebook Ireland ou Amazon Europe au Luxembourg) ou encore 14% d’entreprises localisées en Allemagne.
Nous choisissons d’évoquer ici, à titre illustratif, 2 cas qui nous paraissent représentatifs des mécanismes d’influence à l’œuvre bien qu’ils ne donnent qu’un très mince aperçu des réseaux souvent tentaculaires que ces lobbies animent. Nous aurions pu évoquer bien d’autres entreprises, « bailleurs de fonds » et ONG engagés dans la bataille d’influence sur les technologies numériques et leurs applications sécuritaires. Ces exemples ont néanmoins pour intérêt de donner un aperçu de la force de frappe de ces réseaux d’influence potentiellement menaçants quand ils ne font pas directement concurrence aux intérêts des industriels français qui paraissent, en comparaison, peu représentés.
Du côté de la « société civile » : le cas des réseaux d’Open Society Foundations
Open Society Foundations (OSF) constitue le vaisseau-amiral de la galaxie Soros, financier célèbre connu pour ses spectaculaires et décomplexés « coups » en bourse autant que pour l’impressionnant réseau d’ONG qu’il soutient financièrement à travers la planète.
Lors de l’édition 2019 du Forum Économique Mondial de Davos où il intervient régulièrement, l’influent milliardaire avait pointé du doigt la Chine, insistant particulièrement sur la menace que font planer les nouvelles technologies et notamment l’intelligence artificielle sur le modèle de « société ouverte » qu’il promeut : « Quand je suis intervenu devant vous l’année dernière, j’ai passé la majorité de mon temps à analyser le rôle néfaste des monopoles de l’informatique. Voici ce que j’ai dit : ‘’Une alliance est en train de naître entre les États autoritaires d’un côté, et les grands monopoles des technologies informatiques, riches en data, de l’autre, qui associent les systèmes de surveillance embryonnaires des entreprises avec les systèmes de surveillance déjà développés et financés par les États. Cela pourrait bien aboutir à un système de contrôle totalitaire que même George Orwell n’aurait pu imaginer.’’ Ce soir, je tiens à attirer votre attention sur le danger mortel auquel font face les sociétés ouvertes du fait des outils de contrôle que le ‘’machine learning’’ et l’intelligence artificielle peuvent mettre entre les mains de régimes répressifs. » (Traduction empruntée au site Le Grand continent).
Il paraît donc naturel de retrouver l’OSF parmi les soutiens financiers de nombreuses organisations non-gouvenementales luttant pour la défense des libertés fondamentales face aux technologies numériques. Nous ne citerons ici que deux exemples particulièrement pertinents dans le cadre de ce propos en ce qu’ils montrent clairement l’influence effective des revendications portées, mais la liste de toutes les organisations actives dans ce domaine et soutenues par l’OSF est en réalité bien plus longue :
-Exemple 1 : L’ONG Privacy International milite pour le droit à la vie privée au niveau global et compte l’Open Society Foundations parmi ses soutiens financiers, entre autres bailleurs de fonds comme la Ford Foundation (source). Cette organisation semble avoir directement inspiré des éléments du rapport onusien à l’origine de l’appel du HCDH (voir notamment la note n°38) en matière d’usage répressif ou sécuritaire des technologies d’intelligence artificielle.
-Exemple 2 : Active à l’échelon européen, l’ONG European Digital Rights (EDRi) coordonne notamment la campagne Reclaim your face qui porte entre autres revendications celle d’un moratoire sur la reconnaissance faciale en vue de sa régulation, et l’exclusion des technologies de « surveillance de masse » biométriques dans l’Union européenne. On retrouve là aussi l’Open Society Foundations parmi les bailleurs de fonds, de même que la Ford Foundation et d’autres encore (source).
Notons en outre et pour conclure sur ce cas qu’en dépit de sa crainte exprimée à Davos en janvier 2019 concernant le rôle grandissant et menaçant des technologies numériques et des monopoles de l’informatique, le Soros spéculateur faisait l’acquisition, entre les mois d’avril et juin de la même année, de parts supplémentaires chez les géants américains du numérique que sont Facebook, Apple, Twitter, Amazon et Google (source). Ne manquait que Microsoft pour réunir tous les GAFAM…
Du côté des entreprises : le cas Microsoft
La firme fondée par Bill Gates fait justement partie des autres sources de financements importantes repérées par l’ECJL au sein des réseaux onusiens. Microsoft avait notamment, en 2017 et pour une durée de 5 ans, conclu un accord non négligeable avec le HCDH. Nous citons le rapport de l’ECJL (p.16) : « Selon le communiqué de presse de l’ONU, Microsoft s’est engagé non seulement à verser cinq millions de dollars au HCDH, mais plus encore à développer et gérer pour le HCDH « des technologies de pointe conçues pour mieux prévoir, analyser et répondre aux situations graves concernant les droits de l’homme ». Bien que ce partenariat fut qualifié de « historique » par ses parties, le HCDH rejeta la demande, adressée par des ONG, d’en publier le contenu et de préciser sa politique en matière de financements privés. (source citée) »
C’est également Microsoft qui apporta, de façon ponctuelle et pour un montant non indiqué, son soutien à l’expert onusien Joe Cannataci (rapporteur spécial pour le droit à la vie privée) pour l’organisation d’une conférence à Paris en 2017 (cf. page 57 du rapport de l’ECJL).
Quant au rapport « The Lobby Network – Big Tech’s web of Influence in the EU » publié par le CEO et Lobby Control, il place Microsoft au 3e rang des firmes les plus dépensières en matière de lobbying auprès de l’Union européenne avec un budget annuel de 5 250 000€ et 7,5 équivalents temps-plein employés à la défense de ses intérêts.
À côté de ces sommes dépensées pour étendre l’influence de la société auprès des institutions internationales, les 15 000€ versés par Microsoft à l’EDRi en 2021 font pâle figure (source). Ce don témoigne néanmoins d’une démarche proactive à l’égard d’une organisation a priori potentiellement hostile, alors que Microsoft s’est récemment impliquée dans divers programmes de sécurité « intelligente » controversés (exemple). Il faut d’ailleurs préciser que l’EDRi n’accepte les dons d’entreprises privées que dans la limite de 30% de son budget annuel (en 2021, on retrouve également parmi ces donateurs les géants américains Twitter et Apple aux côtés d’entreprises plus tournées vers la protection de la vie privée comme DuckDuck Go ou Proton Technologies).
Quels enseignements ?
Quelles que puissent être leurs fins ultimes (militantisme sincère et désintéressé, visées manipulatoires, spéculatives, ou concurrentielles…), la prédominance de forces d’influence variées mais très largement étrangères si ce n’est concurrentes aux intérêts économiques français constitue un risque pour les entreprises nationales du secteur.
Si vraisemblablement, la dimension de préservation des droits de l’Homme mise en avant dans les initiatives onusienne comme européenne vise d’abord les technologies et cas d’emploi issus de cultures réputées peu progressistes comme la Chine, ce qui ne menacerait donc pas prioritairement la France, on peut néanmoins s’émouvoir de ce que la réglementation de sujets touchant au domaine régalien semble à ce point sujette à l’influence prédominante d’un si petit nombre d’acteurs extérieurs et très américanocentrés (même si, pour ce qui concerne les réseaux Soros, leur rapport aux Etats-Unis d’Amérique et à leurs intérêts économiques et stratégiques est souvent ambivalent).
Et si les géants américains de la « tech » impliqués dans ces réseaux d’influence ne sont pas, eux non plus, toujours irréprochables sur le plan de l’utilisation des technologies dans le domaine de la sécurité – comme le relèvent régulièrement certaines ONG, le fait de participer ou de graviter autour de ces actions d’influence leur offre l’opportunité de les orienter, de les canaliser, ou au moins de les anticiper et de s’y adapter en amont des nouvelles régulations de droit « souple » ou contraignant. Un avantage stratégique considérable d’ailleurs relevé par Lobby Control et le CEO, qui notent également les faux-semblants de certaines entreprises qui n’hésitent pas à afficher publiquement un désir de contrôle et à revendiquer des régulation qu’elles travaillent discrètement à façonner.
C’est le dernier point qu’il paraît important de souligner : cette influence normative intense se prolonge aussi parfois à distance des arcanes du pouvoir et des couloirs genevois ou bruxellois, dans le débat public national. Alors, la faible lisibilité quant aux visées stratégiques ou aux liens d’intérêts de tel ou tel autre intervenant risque parfois de brouiller les cartes, conduisant à un débat public interne mal informé.
[1] Si en France ce document a surtout circulé dans les milieux conservateurs dont ses auteurs sont proches et où des figures telles que celle de George Soros (l’homme derrière Open Society Foundations) constituent de véritables repoussoirs, notamment auprès de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles (généralement classé à l’extrême-droite), il n’en est pas moins documenté et sourcé et en ce sens recevable au titre d’une démarche d’analyse dûment informée.