Animap : une fenêtre sur le mouvement anti-pass sanitaire (Partie 3)

Sans intention polémique, Diatopes s’intéresse aux phénomènes géopolitiques et géoéconomiques territoriaux avec pour mission de chercher à les comprendre. Couvrant notamment les mouvements sociaux, nous nous intéressons naturellement au mouvement actuel d’opposition au « pass sanitaire » en France. La plateforme Animap.fr est apparue comme une expression parmi d’autres de ce mouvement. Jusqu’ici traité par la presse généraliste, ce sujet offre des perspectives d’analyse intéressantes pour la géopolitique, voire la géoéconomie locales. Nous avons donc choisi d’y consacrer une série d’articles. Après un propos introductif, puis un deuxième volet consacré à la lecture géographique de la cartographie des établissements refusant le pass sanitaire en France métropolitaine proposée par Animap, ce troisième et dernier article interroge certaines tendances concernant la nature et le profil des établissements recensés dans le domaine de la santé, qui constituent la catégorie la plus nombreuse.


Après avoir situé le phénomène Animap dans son contexte et avoir étudié ses spécificités géographiques, il nous est apparu pertinent de qualifier plus précisément les établissements recensés sur cette plateforme qui, rappelons-le, cartographie les établissements déclarant renoncer à l’application du « pass sanitaire » et qui en font expressément la demande via la plateforme. A ce titre, Animap ne saurait être considéré comme une base de données exhaustive des établissements qui refusent le pass sanitaire : le refus s’exprime également hors de ce réseau, par de multiples actions localisées et dans des proportions difficiles à évaluer, à l’image de cette soixantaine d’établissements cambrésiens dont la presse s’était fait l’écho début août. Or sur Animap, seuls 3 établissements étaient recensés à Cambrai à ce moment.

Dans notre propos introductif, nous avions souligné que cette plateforme était née avant que le pass sanitaire ne soit officiellement à l’ordre du jour en France, ce qui pouvait avoir influencé le profil des établissements alors inscrits. Depuis, et malgré la prise de position du Ministre de l’Intérieur qui annonçait le contrôle en priorité des établissements déclarés sur Animap, le nombre de sites recensés a connu une légère croissance : nous observions 6 284 établissements le 25 juillet dernier contre environ 6 400 en France métropolitaine le 3 août 2021. Près d’un mois plus tard, début septembre, ce nombre a encore légèrement progressé et ceci dans toutes les catégories. La répartition des établissements par catégorie n’a en revanche guère évolué.

« Médecins, médecine et santé », catégorie la plus nombreuse…

La Figure 0 ci-dessous (3 août, 14h50) montre une avance certaine de la catégorie « Médecin, médecine et santé » qui représente alors environ 20% des établissements recensés, suivie par la catégorie fourre-tout « Autres », puis, de plus loin, par les rubriques « Commerce », « Service », « Artisanat »… On peut donc estimer que le constat fait lors de notre première analyse reste valable : la plupart des établissements recensés ne sont probablement pas, à l’heure actuelle, directement concernés par le « pass sanitaire ». Début septembre, la sur-représentation de la catégorie « Médecins, médecin et santé » est confirmée avec 1599 établissements (soit 131 de plus qu’il y a un mois).

Figure 0 – 3 août 2021

Il faut aussi noter que cette typologie est relativement vague et brouille donc les analyses catégorielles : de nombreux types d’établissements peuvent être subsumés dans plusieurs catégories à la fois : un restaurant peut se considérer comme un commerce, de même qu’un artisan qui vend en direct ; le praticien d’une médecine alternative peut être réticent à se déclarer dans la catégorie « Médecins, médecine et santé » et lui préférer celle de « Service » ou « Autres », etc.

Mais qu’une catégorie dédiée au soin et à la santé soit la plus importante en nombre sur une plateforme visant d’abord à recenser les établissements refusant la restriction du « pass sanitaire » dans le contexte d’épidémie de Covid-19 que nous connaissons est déjà significatif en soi, puisqu’ à l’exception des hôpitaux et hors cas d’urgence, la détention d’un pass valide n’a pas vocation à être contrôlée lors de la consultation de professionnels de santé en France à l’heure où nous écrivons ces lignes. On s’attendrait donc plutôt à trouver sur cette plateforme des lieux de culture, de restauration ou des débits de boisson, établissements directement concernés par ce dispositif.

Plusieurs interprétations de ce phénomène sont possibles : s’il semble traduire une certaine anxiété sur le plan sanitaire et de l’accès au soin causé par le contexte épidémique et accrue par la question du pass, on pourrait également y voir une instrumentalisation de la part des praticiens recensés dans la mesure où la démarche de l’inscription sur Animap leur revient. Qu’il s’agisse d’une pure stratégie de visibilité ou d’un phénomène spontané et, dans une certaine mesure, désintéressé, il n’en demeure pas moins symptomatique. Le profil de ces établissements fait également apparaître des particularités.

… mais quelle(s) médecine(s) ?

Comme certains observateurs l’ont déjà remarqué, la rubrique étudiée recense de nombreux établissements ou praticiens exerçant des médecines dites « non-conventionnelles » ou « alternatives ». Si certains journalistes se sont bornés à relever « beaucoup de naturopathes », il apparaît en réalité que le spectre de la catégorie composite des pratiques « alternatives » est largement couvert et assez massivement représenté.

Précisons que cette catégorie composite des « médecines non conventionnelles », terme employé par l’administration, désigne aussi bien des pratiques assez largement reconnues et officiellement encadrées telles que l’ostéopathie que des pratiques au statut moins évident et qui peuvent être exercées de façons diverses comme l’hypnose/hypnothérapie, l’acupuncture, l’homéopathie, l’aromathérapie… Mais on trouve également des pratiques traditionnelles étrangères (médecine chinoise, yoga…), ou encore des approches bien moins largement reconnues et acceptées par la médecine contemporaine, telles que le magnétisme ou l’énergétisme, la « thérapie quantique », des « guérisseurs », « rebouteux » et autres approches parfois qualifiées de pseudo-thérapeutiques, pouvant confiner au « charlatanisme » voire à la dérive sectaire.

La Figure 1 ci-dessous étudie le nombre d'occurrences de 38 appellations ou disciplines sur la totalité des 1468 intitulés des établissements recensés dans la catégorie "Médecins, médecine et santé" au moment de notre étude. La majorité de ces appellations renvoie à des médecines non conventionnelles, mais pas leur intégralité : on trouve par exemple l'appellation "Docteur" ou "Dr", que l'on suppose utilisée par des médecins conventionnels, en 4e position des occurrences les plus nombreuses. On comptabilise également 13 infirmiers désignés comme tels. Il faut préciser que ces résultats ne peuvent être considérés comme parfaitement exhaustifs dans la mesure où une importante proportion des établissements recensés le sont sous un nom commercial ou un nom propre qui ne laisse pas apparaître la qualité/la proposition du ou des praticiens : on considérera donc les proportions calculées comme des valeurs minimales, potentiellement supérieures en réalité. C'est pourquoi le nombre total d'occurrences est inférieur au nombre total d'établissements. Aussi un même établissement peut avoir été comptabilisé plusieurs fois si son intitulé présente plusieurs disciplines/appellations. 
Figure 1

C’est d’abord la grande variété des pratiques et disciplines non conventionnelles représentées qui est ici frappante. En outre, il faut préciser que cette Figure 1 sous-estime assez largement la représentation de certaines disciplines. Si nous comptions 118 naturopathes dans la catégorie étudiée, quelques jours plus tard (7 août 2021, 13h00), une recherche avec le terme « naturopath » (permettant d’obtenir des résultats pour « naturopathe » et « naturopathie ») sur le moteur de recherche d’Animap retournait 323 résultats, soit près de 3 fois plus – une bonne part d’entre eux se situant dans les catégories « Autres » ou « Service ». Même constat pour le terme « chaman » qui retourne 36 résultats via le moteur de recherche, soit 9 fois plus que recensés en Figure 1. Le terme « médecine symbolique » retourne quant à lui 182 résultats contre 1 seul dans notre Figure 1 – même si ici l’acuité des résultats semble moindre, la recherche étant composée de 2 mots.

Si l’on doit également constater la présence de praticiens conventionnels – 88 inscrits se présentant comme « Docteurs », il est incontestable que les pratiques non-conventionnelles sont largement représentées dans leur diversité, et parfois dans des proportions non négligeables.

Quels enseignements ?

Ce signal pourrait conforter le diagnostic d’une tendance à l’éloignement d’une partie grandissante de la population vis-à-vis des pratiques médicales conventionnelles. A ce titre, et comme nous le relevions déjà dans notre article consacré aux manifestations anti-pass sanitaire ainsi que dans cette analyse du « front » technocritique, la crise sanitaire et sa gestion politique et médiatique souvent chaotique pourraient avoir rompu la confiance que nombre de personnes plaçait dans l’institution scientifico-médicale, emportant un report vers des pratiques alternatives, même si l’essor de ces dernières ne saurait être considéré comme une conséquence de la seule crise sanitaire compte tenu de son ancienneté.

Aussi faut-il souligner que ces tendances dérivent parfois vers des phénomènes sectaires, ainsi que le met en lumière le rapport d’activité 2018-2020 de la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires (MIVILUDES) : 412 saisines concernant les médecines complémentaires et alternatives ont été comptabilisées en 2020, ce qui constitue le record des 5 dernières années. Le rapport précise : « L’évolution sur les dernières années confirme l’impact du phénomène sectaire dans les propositions de santé, bien-être et développement personnel qui font l’objet de près de la moitié des saisines. Les interrogations sur les offres de prise en charge psychothérapeutique se maintiennent à un niveau élevé, alors que l’on observe une baisse très nette des saisines portant sur les mouvements psycho-spirituels très en vogue dans les années 1990, mais qui n’en demeurent pas moins inquiétants. En revanche, l’engouement pour des médecines traditionnelles, qui ont aussi une dimension spirituelle, se portent davantage sur les théories New-Age et le néo-chamanisme sur lesquels on observe une hausse des signalements. »

Dans le cas d’Animap, il nous est impossible et il ne nous revient pas de qualifier d’éventuelles dérives sectaires. Il paraît en revanche tout à fait raisonnable d’estimer que l’association d’une augmentation de la défiance à l’égard de l’institution scientifico-médicale et de la prolifération de certaines théories conspirationnistes ou fausses informations relatives à l’épidémie et à ses modalités de gestion, sur une toile de fond où ces tendances apparaissaient dès avant la crise sanitaire et l’isolement qu’elle a provoqué, augmente le risque de voir des individus s’enfermer dans des conceptions alternatives et potentiellement dangereuses.

On peut craindre à cet égard une sorte d’effet cliquet : même dans l’hypothèse d’une sortie de crise rapide, les personnes engagées dans un processus d’éloignement et une logique de défiance à l’égard de la parole scientifique et de la médecine conventionnelle pourraient conserver cette attitude. Il faudrait alors que les corps concernés engagent des démarches de recréation d’un lien de confiance avec les populations réfractaires, de relations publiques, afin de négocier une sortie de crise qui ne laisse pas les fractures occasionnées ou accentuées ouvertes.