Nous l’avions souligné dans notre analyse du mouvement anti-pass sanitaire en France tel qu’il s’exprime à travers des manifestations régulières depuis le 14 juillet dernier : l’une des angoisses largement partagée par les opposants à cette politique sanitaire est celle de voir la technologie occuper une place croissante dans la société favorisant le contrôle social, la surveillance de masse voire même, en sus de ces aspects sécuritaires, un basculement anthropologique sous l’influence des idéaux transhumanistes. Derrière la question technologique s’exprime donc des craintes sociales, politiques et philosophiques mises en exergue par la mise en place du pass sanitaire et ses modalités de contrôle (dimension sécuritaire et contrôle social), mais également par la vaccination (emploi de solutions technologiques novatrices comme l’ARN messager), le tout dans un contexte où l’idéologie transhumaniste promue par certaines grandes entreprises (GAFAM, biotechs…) et autres relais d’opinion paraît gagner du terrain.
Si des mouvements « technocritiques » variés existent depuis de nombreuses années déjà et ont prospéré en même temps que le rôle social confié aux technologies, ces courants n’avaient semble-t-il encore jamais convergé tout à fait vers un même point de cristallisation catalysant leurs diverses tendances. L’opposition à la politique sanitaire, englobant la problématique du pass et, derrière elle, celle de la vaccination, y parviendrait presque. Nous revenons ici sur cette convergence et les perspectives à court et moyen termes qui pourraient s’en dégager.

Trois tendances identifiées…
Il est toujours malaisé de forger des catégories. Celles que nous distinguons ici s’appuient essentiellement sur des sensibilités politiques bien identifiées – mais en aucun cas sur des critères partisans. Elles forment un front qui se dessine plutôt en marge des institutions (partis politiques, universités…). Ce n’est pas pour autant un phénomène purement anecdotique, à en juger par la virulence des critiques formulées et la capacité mobilisatrice de ces sujets – dont le mouvement anti-pass n’est qu’une expression parmi d’autres. Nous précisons que ces catégories visent la clarté, moyennant quoi elles simplifient les réalités. Aussi soulignons-nous que notre réflexion ne vise pas tant à éclairer le mouvement anti-pass sanitaire voire anti-vaccin qu’à l’utiliser comme le révélateur d’un front technocritique qui prend une importance grandissante dans la société française.
L’extrême-gauche
La tradition technocritique est ancienne dans la galaxie d’extrême-gauche et s’exprime à travers des luttes spécifiques, par exemple contre les technologies de surveillance urbaine ou de renseignement, mais aussi parfois de façon plus globale contre toutes les conséquences de la place croissante de la technologie dans la vie sociale et politique (« technocratie » ; « techno-totalitarisme »).
Dans le cadre de la lutte contre le pass sanitaire, ce courant met essentiellement l’accent sur les restrictions de libertés permises par la technologie, l’expansion du « fliquage » et la « ségrégation » au sein de la population : c’est donc bien la question du pass sanitaire, de son QR Code et des problématiques de justice sociale qui en découlent qui concentrent leurs efforts. L’implication de cette galaxie dans cette lutte s’inscrit dans la continuité logique de son activisme contre d’autres manifestations sécuritaires de l’action publique (contrôle, surveillance, exclusion, répression). Autrement dit elle vise essentiellement certaines applications de la technologie plutôt que son principe-même.
Car outre ces applications spécifiques et contestées, nombreux sont les courants progressistes d’extrême-gauche qui voient dans certaines avancées techniques des vecteurs d’émancipation incontestables – comme par exemple la procréation médicalement assistée et son ouverture aux couples homosexuels, ce qui constitue un point de rupture fondamental avec des courants technocritiques plus radicaux à l’image de Pièces et main d’œuvre qui, bien qu’issus des mouvances d’extrême-gauche nous semblent à cet égard plus proches de la famille écologiste (cf. infra).
Ainsi est-il intéressant de noter qu’une part significative des courants dits d' »ultra-gauche » tient véritablement à ne pas teinter ses revendications anti-pass sanitaire d’une coloration « antivax ». Non seulement parce que la question du vaccin ne semble pas faire l’objet d’un consensus au sein de cette galaxie (sinon peut-être sur le point particulier de la mainmise des industries, à travers notamment les droits de propriété intellectuelle accusés de générer des inégalités dans l’accès à ces produits), mais aussi parce que certains voient dans l’opposition au vaccin l’influence de la « complosphère » et, derrière elle, des mouvances d’extrême-droite (« fachosphère »), tandis que la politique de contrôle social imposée par le pass sanitaire est volontiers interprétée comme une dérive droitière par une partie de ces militants.
Les écologistes
La « famille » écologiste est elle aussi difficile à circonscrire. Si l’écologie politique institutionnelle principalement incarnée par Europe Écologie – les Verts ne s’est pas montrée aussi hostile que d’autres formations politiques au pass sanitaire ou à la vaccination contre la Covid-19, on lui connaissait déjà une approche critique de la technologie, par exemple contre l’alimentation transgénique, ou plus récemment contre le déploiement de la 5G. Mais concernant la politique sanitaire, le parti s’est contenté de dénoncer une approche par la contrainte à laquelle il aurait préféré une démarche de conviction, moyennant quoi sa position en la matière paraît davantage alignée sur celle de « galaxie d’extrême-gauche » que sur les autres forces vives écologistes visées ci-dessous. Car le courant écologiste ne se résume pas au Verts.
Récemment, sont apparus au sein de la société civile des groupes activistes souvent qualifiés de « radicaux », à l’image d’Extinction Rebellion dont on a pu apercevoir l’étendard dans certains cortèges anti-pass, ou le mouvement Deep Green Resistance qui se qualifie lui-même de techno-critique. Une partie au moins de ces groupes reprend et prolonge une critique plus radicale de la technologie en tant que telle, et non pas simplement des applications qui en sont faites.
L’un des mouvements les plus emblématiques de cette approche est Pièces et main d’œuvre (issu de l’extrême-gauche mais rejeté par de nombreux courants de cette famille tandis que ses enquêtes sont volontiers reçues par les milieux écologistes les plus radicaux dans leur critique), qui conçoit la technologie, et non seulement ses applications spécifiques, comme un projet fondamentalement politique qu’il rejette évidemment. Selon cette approche, les technologies s’opposent au vivant, à son substrat naturel (biologique) et/ou cherchent à le dépasser, moyennant quoi elles le détruisent.
Dans le cas de lutte contre la politique sanitaire, c’est donc aussi la question du vaccin, de la technologie qu’il emploie, puis du rapport de la société à la maladie et de la légitimité de la technologie comme interface entre le vivant et ce contexte épidémique qui motive cette mouvance. Cette position reste toutefois conciliable avec une critique de la « dérive sécuritaire » pointée par l’extrême-gauche.
Autre sociologie que nous qualifions d’écologiste en raison de sa sensibilité à l’opposition nature-technologie, peut-être plus discrète que les précédentes car moins revendicative et par ailleurs difficile à décrire dans sa diversité sans verser dans la caricature : certains tenants des courants New age et apparentés, des personnes particulièrement préoccupées par les questions sanitaires et de bien-être, souvent adeptes des médecines dites « douces » ou « alternatives » telles que la naturopathie et parfois en rupture avec la médecine scientifique conventionnelle contemporaine. Des conceptions qui peuvent être inspirées par une diversité de facteurs : adhésion à un argumentaire technocritique tel que celui évoqué plus haut, défiance ou éloignement subi par rapport à la science et à la médecine « conventionnelles », adhésion à un corpus idéologique ou spirituel suggérant une vision du monde incompatible avec la médecine et la pharmacologie contemporaines et plus encore avec l’idéologie transhumaniste que certains identifient comme dominante. La question de la santé semble d’ailleurs donner lieu à des dérives sectaires de plus en plus en plus nombreuses d’après le dernier rapport de la MIVILUDES. Des influences assez incompatibles avec l’idéal biotechnologique qui conduisent naturellement une partie de ces populations à se mobiliser contre la vaccination obligatoire, voire contre le principe du vaccin contre la Covid-19 ou de la vaccination en général.
Il est à noter qu’une partie de ces populations semble particulièrement sensibilisée à la question du transhumanisme et formule à cet égard une critique parfois assez documentée et éclairée, parfois plus teintée de conspirationnisme. Un point commun avec la catégorie des conservateurs.
Les conservateurs
Dernier groupe identifié, lui aussi technocritique à sa façon et actif contre le pass sanitaire : les « conservateurs », politiquement plus marqué à droite et à l’extrême-droite, et qui s’était déjà manifesté (en partie au moins et sans en représenter l’intégralité) à travers le mouvement de la Manif pour tous, principalement dans sa composante opposée à l’ouverture de la PMA aux couples homosexuels pour des raisons anthropologiques, éthiques et parfois religieuses. En effet, certains de ces militants avaient identifié ces sujets comme un dépassement de la nature, symptôme d’une avancée vers une humanité bafouée par le recours aux technologies. Présente dans les cortèges anti-pass sanitaire, cette mouvance exprime elle aussi des craintes quant à l’avènement du transhumanisme, souvent perçu comme étant la suite logique de l’eugénisme – sujet qui mobilise notamment, depuis longtemps, certains militants revendiquant l’héritage de Jérôme Lejeune.
C’est donc là encore la question de la vaccination, du rapport à la maladie et à la mort, des biotechnologies et des projets civilisationnels de ceux qui les promeuvent qui inquiètent fortement cette frange du front technocritique. Il ne faut cependant pas considérer que la question des restrictions de liberté est totalement indifférente à cette mouvance : bien qu’elle fasse l’objet d’un discours souvent moins systématique et intellectualisé qu’à l’extrême-gauche par exemple, s’y exprime une réaction parfois teintée d’idéologie libérale ou nostalgique d’un temps passé où, les technologies (numériques essentiellement) ayant une importance moindre dans nos vies et nos sociétés, le sentiment de liberté était supérieur.
…et une masse inclassable, mais de plus en plus sensible à la question
Si les trois « types » identifiés sont réels et visibles à travers le mouvement anti-pass sanitaire, on ne saurait l’y réduire. Celui-ci rassemble (ou plus précisément rassemblait à ses débuts) une quantité importante de « primo-manifestants », par hypothèse peu représentés dans les mouvements pré-existants, ainsi que de personnes qui ne s’identifient pas parfaitement aux courants que nous venons d’énumérer. Or même parmi ces publics la critique de la technologie nous est apparue prégnante, qu’elle se concentre sur la question des libertés et des technologies numériques, des biotechnologies et du transhumanisme, ou tout ceci à la fois – voire plus. Nous avons cependant constaté que si la question des restrictions de libertés imposée par le pass sanitaire ne laisse guère de marge d’interprétation et suscite une réprobation unanime chez les participants, celle plus lointaine du transhumanisme éveille des doutes ou des suspicions, parfois à la faveur d’un argumentaire militant ou de thèses à tendances complotistes, plutôt que des certitudes absolues.
Mais la mise en jeu de ces questions dans le débat public et l’agitation provoquée par ce mouvement d’opposition suscite des discours, incite les activistes des différentes tendances à formuler leurs idées et à convaincre. Chacune des « chapelles » identifiées y va de son argumentaire et distribue parfois ses journaux ou ses tracts dans les manifestations et les rassemblements, captant l’attention et peut-être la sympathie de ceux qui ne feraient encore que s’interroger. En bref, les différentes mouvances « recrutent » et le front technocritique s’agrandit en même temps qu’il s’endurcit.
Quelles perspectives ?
La montée de discours technocritiques n’est ni récente, ni spécifique à notre temps – d’autres périodes critiques de l’histoire en ont d’ailleurs connu. Cependant, compte tenu de l’incontestable rôle social qu’ont pris les technologies, accompagné d’un nouvel imaginaire de plus en plus réaliste et souvent dystopique (films d’anticipation/science-fiction), de la montée des craintes face aux nouvelles technologies les plus médiatisées et présentées comme déterminantes (intelligence artificielle, informatique quantique ces dernières années, puis biotechnologies depuis l’éclatement de la crise sanitaire), mais également des incertitudes quant au modèle progressiste pour faire face à la crise climatique (mouvements décroissants et « effondristes »…), le front technocritique actuel ne paraît pas anecdotique en dépit de son hétérogénéité et pourrait non seulement imposer ses questionnements voire ses vues dans le débat public, mais également peser contre les activités économiques impliquées.
Vers une clarification du front : entre divergence antifasciste et possibles convergences écolo-conservatrices
Au sein-même du mouvement anti-pass sanitaire, une part significative de l’extrême-gauche veille à séparer son combat de celui des « antivax » et des mouvements d’extrême-droite, accusés de récupération, tandis que s’impose en son sein un discours visant à considérer le pass sanitaire comme une dérive sécuritaire totalitaire favorisée par les discours d’extrême-droite. Sur le fond, ces forces en restent donc à une critique des applications sécuritaires des technologies et du mode de gouvernance « technofasciste » que certains y voient, ce qui les conduit à s’isoler des deux autres tendances identifiées.
Celles-ci – les tendances écologistes et conservatrices – ont en revanche une nouvelle occasion de converger comme cela a déjà pu arriver par le passé. L’extrême-gauche agit d’ailleurs comme un révélateur de cette propension lorsqu’elle dénonce certains courants ou des figures de l’écologie naturellement conservateurs, voire réactionnaires à certains égards à l’instar de Pierre Rabhi (du mouvement Colibris), parfois taxés d »écofascisme ». Mais s’il existe effectivement des courants « écofascistes » et revendiqués comme tels, certaines traditions d’extrême-droite revendiquant depuis longtemps une forme d’écologie inspirée par la Révolution conservatrice allemande ou divers courants traditionalistes, ces mouvements relativement marginaux restent très marqués aux confins de l’échiquier politique et ne sont probablement pas les plus à même de former des ponts significatifs avec d’autres courants.
La convergence écolo-conservatrice pourrait en revanche être réactivée et prolongée sous une forme déjà observée dans la continuité des premières Manif pour tous : était alors apparue l’idée d’« écologie intégrale » (sous-entendu, applicable à l’environnement aussi bien qu’à l’humain) autour de laquelle s’est constituée la revue Limite. Depuis lors, cette revue à forte imprégnation chrétienne, née dans le sillage d’un mouvement lui-même assez marqué à droite, entretient des liens intellectuels et sociaux avec des courants politiques issus d’horizons bien différents, et notamment de l’extrême-gauche, tels que le groupe technocritique Pièces et main d’œuvre, le Comité invisible et le « groupe de Tarnac », ou encore la revue La Décroissance, qui se rejoignent dans la radicalité de leurs critiques de la technologie et de la société qu’elle leur paraît impliquer. Ici, la critique est dirigée contre la technologie en elle-même et pour elle-même, et non pas simplement contre les applications qui en sont faites.
A titre purement spéculatif, on peut alors se demander si la critique de la technologie n’est pas vouée à sortir progressivement d’un statut de « micro-cause » (terme que nous empruntons à Eric Denécé qui qualifie ainsi des causes et des luttes qui n’apportent pas d’explication générale du Monde comme pouvaient le faire certaines grandes idéologies ou religions aujourd’hui en déclin) pour devenir la fondamentale d’une vision plus englobante, qui incarnerait un nouveau grand pôle idéologique capable d’offrir une lecture systématique des phénomènes contemporains.
Faut-il redouter un regain de violence politique contre les technologies, ceux qui les produisent et ceux qui les mettent en œuvre ?
« Antivax », anarchistes et militants d’extrême-gauche, écologistes : tous se sont, au cours de ces derniers mois, signalés par des agissements violents contre les biens et, parfois, les personnes : on pense à des évènements d’intensité variable allant du « sabotage » des trottinettes électriques en libre service par certains groupes écologistes ou l’opposition au déploiement du compteur Linky, aux destructions plus spectaculaires de pylônes, antennes-relais et autres éléments d’infrastructures pour le déploiement de la 5G en passant par l’incendie volontaire de centres de vaccination.
Aux traditions d’action politique violente qui forment l’héritage des « extrêmes » il faut ajouter celle, plus récente, des écologistes radicaux dont certains ont depuis plusieurs décennies déjà basculés dans l' »éco-terrorisme« , qui inspire encore certains groupes actifs aujourd’hui. Les tendances conservatrices sont peut-être en léger retrait du point de vue français, mais il nous suffit de tourner notre regard vers les Etats-Unis d’Amérique où les mouvements dits « pro-life » (anti-avortement) ont également donné lieu à des épisodes terroristes. Plus récemment et plus proche de nos considérations, la mouvance QAnon (pro-Trump à lourdes tendances conspirationnistes) s’est illustrée par l’assaut du Capitole (USA) qui causa de nombreux blessés et plusieurs morts.
Le sentiment d’urgence (point commun avec la lutte contre le réchauffement climatique), la gravité des sujets concernés (conception de la vie sociale, de l’humanité…), l’absence d’instances de pacification par le dialogue et le débat sur ces questions (peu traitées par les médias actuellement monopolisés par le suivi au jour le jour de l’épidémie, peu reprises par les grandes instances de représentations telles que les partis politiques…) forment un mélange explosif : suscitant de la frustration, il pourrait provoquer une montée en intensité des offensives.
Sans forcément aller jusqu’au terrorisme, on peut très raisonnablement s’attendre à voir les activités et industries concernées de même que les pouvoirs publics et les utilisateurs des technologies contestées se heurter à des forces d’opposition grandissantes : producteurs des technologies de surveillance, entreprises de la « biotech » et praticiens du domaine de la santé, entreprises actives dans le domaine de l’intelligence artificielle, possiblement les GAFAM et, peut-être à mesure que leur notoriété grandira, leurs homologues Chinois les BATX, peuvent a minima redouter des offensives informationnelles et autres pratiques parasitaires menées par des forces de la société civile à l’image de ce que l’on peut observer, de la part de certains groupes écologistes ou altermondialistes, contre les multinationales et autres entreprises jugées nuisibles.
Une réflexion sur “Nouvelles du front technocritique en France”
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